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23 février 2013 6 23 /02 /février /2013 18:40

Mon camarade Dominique Talon vient de commencer à étudier l’harmonie au conservatoire de Mirmont ; s’il se déclare intéressé par la matière, il apprécie moins en revanche la personnalité de Mademoiselle Dubourg qui est son professeur. C’est une grande fille de trente-cinq ans environ dont les traits sont déjà un peu épaissis. Elle parle d’une voix forte et commune, enchâssant dans un rire gras des plaisanteries qui ne le sont pas moins et procèdent le plus souvent d’un esprit de blague populacière. Pas méchante d’ailleurs, familière vis-à-vis de ses élèves à qui elle s’adresse avec un abandon tel qu’on pourrait y voir la volonté d’arracher les suffrages de son auditoire par des procédés grossiers, en tablant sur une familiarité outrée ; or sa bonhommie est sincère, et son humeur gouailleuse dictée par un débraillé sans embarras ni calcul.

Incapable de parler bas ou simplement à un degré normal d’intensité sonore, ses silences ne sont malheureusement pas empreints de plus de distinction ou de finesse. Quand elle vous écoute, Mademoiselle Dubourg projette le cou en avant et renverse par un mouvement contraire sa tête vers l’arrière, la bouche à demi béante dans un sourire qui se veut sympathique et tend à corriger le vide du regard que déserte momentanément toute lueur d'une vie intelligente. Cette mise en scène instantanée balance l’expression de la jeune femme à mi-chemin entre l’extase bachique et l’idiotie congénitale... Des cheveux ondulés et blondasses encadrent à la diable cette physionomie ébahie qui, soulignée encore par le modelé alourdi du visage, évoque le masque pétrifié de l’histrion antique, ou ces divinités primitives dont la face grimaçante substitue à l'allégorie de l’âme humaine l’image d’une béance panique.

Les professeurs du conservatoire étant presque tous des hommes, elle a pris, à force de les traiter d’égale à égal et de se mettre au diapason de leurs manières et de leurs plaisanteries indélicates, une tournure masculine et criarde.

J’avais connu Liliane Dubourg avant qu’elle fût titulaire de la chaire d’harmonie, à l’époque encore récente où elle se contentait du rôle plus modeste de pianiste accompagnatrice aux examens du conservatoire ; je me rends compte des changements qui se sont depuis opérés en elle dont la mise était autrefois soignée, les traits fins et doux, l’allure modeste aussi bien que souriante.

Talon et moi, nous l’avions vue tenir la partie de piano au concours de fin d’année pour accompagner les exhibitions des instrumentistes à vent qui, lorsqu'ils concouraient pour le premier prix, passaient leurs épreuves en public.

Le fils Lemaire, qui tenait la partie de première flûte au sein de l’orchestre symphonique du lycée Boileau, nous avait rejoints. Je n’avais rien contre ce garçon mais le sérieux stupide avec lequel ses parents l’avaient élevé pour en faire un modèle de fils appliqué et raisonnable, m’agaçait ; cette éducation trop soigneuse l’avait rendu rêche et sans grâce ; sa docilité aux objectifs familiaux et scolaires l’avait doué d’une banalité à courte vue qui lui ôtait tout intérêt. Tâtonnant dans ses phrases, éclatant de temps à autre d’un rire plus tonitruant qu’amusé, myope, il semblait exempt de toute idée sur lui-même qui ne fût pas le produit des choix de son entourage auquel il était entièrement soumis.

Nous étions donc assis côte à côte et, pour passer le temps, je l’interrogeai, avant le début des épreuves, sur sa sœur qui était grosso modo de notre âge et que j’avais entrevue dans l’orchestre du lycée où elle jouait du violoncelle ; avec une touchante absence de méfiance, il nous dévoila d’elle un ensemble de détails qui, sans porter atteinte à l’intimité de la jeune fille, relevaient d’un domaine privé qu’il eût été mieux inspiré de préserver. Nous pûmes ainsi tout connaître des habitudes, des goûts et des distractions innocentes de Mademoiselle Lemaire dont la bonne tenue, comme nous le supposions, n’avait d’ailleurs rien à envier à celle de son frère.

Lorsque Liliane Dubourg s’assit au piano dans la magie des feux de la rampe, elle apparut au fils Lemaire auréolée d’une lumière céleste, comme l’image même de la beauté, une représentation aérienne et ravissante de l’amour qui le plongea instantanément dans une extase stupide, comparable, la fatalité en moins, à l’éblouissement que ressentit Tristan en contemplant Iseult après l’absorption du philtre d’amour.

En proie à un sentiment soudain et passionné qui le clouait sur son siège, le fils Lemaire, avec sa sincérité naïve, ne put s’empêcher de me faire part aussitôt de son troublant état d’âme, me répétant à intervalles réguliers, tout le temps que dura l’ensorcelante apparition, que les élèves instrumentistes qui se succédaient sur scène avaient rudement de la chance de jouer accompagnés par elle, et qu’il aurait bien aimé se trouver à leur place, comme si de se tenir sur l’estrade à quelques mètres de l’être adoré lui eût procuré une ivresse sentimentale inouïe.

Talon évoque devant moi cette anecdote, en s’amusant de la brutale passion inspirée au fils Lemaire par Mademoiselle Dubourg deux ans auparavant. Je lui fais observer que celle-ci avait alors dans sa figure une grâce classique qui ne se manifestait jamais si bien que vue « de trois quarts » et que c’était là justement l’angle sous lequel le fils Lemaire la considérait de l’endroit où il était placé dans la salle. Cette précision topographique paraît du plus haut comique à Talon qui s’esclaffe pendant un quart d’heure… Et pourtant je ne m'en dédirai pas car Liliane Dubourg, il y a deux ans, n’était ni négligée ni excitée ; les lignes de son visage, si elles devaient progressivement s’empâter, étaient douces et régulières, et convergeaient vers une perspective idéale où s’épanouissait, de trois quarts, l’esprit de sa beauté. Par un paradoxe dont la nature est coutumière, sa physionomie dégageait alors un charme distingué, un tant soit peu ancien et mièvre aussi ; une délicatesse qui ne devait rien qu’à un heureux accident de la matière et était vouée à s’effacer pour conjuguer enfin l’apparence de la femme à la texture réelle de sa personnalité.

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commentaires

B
Une description très fine et une esthétique du changement à rapprocher de celle de Proust, encore bravo !
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Présentation

  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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