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3 mars 2013 7 03 /03 /mars /2013 20:22

 

J’ai obtenu du conservatoire de Mirmont l'autorisation de suivre en auditeur libre le cours d’histoire de la musique donné en classe supérieure par Arthur Baussard, musicologue et compositeur. C’est un homme de taille moyenne, un peu gras, âgé de quarante ans environ, le visage dilaté, surmonté d’une chevelure de jais qui boucle. Il souligne ses propos, généralement enflammés ou lyriques, d’une gesticulation expressive. Aujourd’hui il nous fait entendre sur un gros magnétophone sa composition Trajectoire IV interprétée par l’orchestre de Radio-Toulouse qui répète pour France-Musique.

Trajectoire IV écouté dans un silence religieux, Baussard aborde le commentaire de l’œuvre en s'étendant longuement sur sa genèse et la nature de son inspiration. À partir de là une discussion s’instaure sur le sens de la musique, le rôle du musicien et l’utilité de la culture prise comme instrument conceptuel ou comme agent de cohésion sociale : l’artiste peut-il conserver son indépendance s’il est rétribué par la collectivité ? mais celle-ci n’a-t-elle pas le devoir de lui assurer les moyens de subsistance nécessaires à sa liberté de créer ? S'y ajoutent les inévitables clichés humanistes (oui mais l’art doit être au service de tous, et non pas favoriser les intérêts d’une caste cultivée) et les professions d’altruisme obligées (la distinction entre bons et mauvais artistes revient à nier la richesse de l’expression individuelle, supérieure à toute critique dès lors qu’elle est spontanée, et à lui substituer une prétendue échelle de valeurs esthétiques qui instaure un système de clivage). Pétitions généreuses ou tribut complaisant payé à l’esprit du temps, les points de vue fusent dans un bouillonnement d’idées où narcissisme artistique et conscience universelle, portés par les thèmes éternels du ressentiment et de l’impuissance à concevoir, semblent avoir modestement décidé, sous les moulures et les lambris défraîchis de la salle Saint Saëns dont l’administration du conservatoire nous ouvre les portes le mercredi soir, de fêter de poussives noces de diamant. Manifestement, Arthur Baussard maîtrise ce registre ; il a rôdé son éloquence et sa philosophie d’homme de bonne volonté dans maint atelier, colloque et comité de réflexion sur l’activité musicale et le statut du musicien. Il est mûr, cela se sent, pour une place de notable libéral, honoré des pouvoirs publics et ami du progrès.

Comme la jeunesse est une qualité qu’il est moins facile de posséder que de contrefaire, ce sont chez lui à tout bout de champ des « c’est passionnant », « nous vivons, je crois, une époque merveilleuse », « c’est très marrant, vous verrez », « c’est très chouette »… expressions inhérentes à l’examen des « problèmes » que pose et essaye inévitablement de résoudre une conversation entre « jeunes ». Voyez :

– La culture, c’est ça le problème ! Il faut surtout éviter qu’elle devienne un carcan… Moi, j’ai bien l’impression que si on regarde une œuvre horizontalement, hé bien, plus rien ne va ! Vous n'avez pas remarqué ? Ça devient obscur, confus, opaque, vous n’y comprenez plus rien… Mais pour en retrouver le sens, essayez donc de la regarder verticalement ! Là tout est changé. L’optique n’est plus la même ; la vue devient globale… vous atteignez un point dominant, une sorte de synthèse qui vous donne la clef du truc. Le Tout, quoi ! Le sésame. Seulement ça, les profs de fac ne veulent pas le comprendre ! Et si les gars mettent le foutoir sur les campus c’est qu’ils en ont marre, marre qu’on leur inflige encore des discours sur les maîtresses de Victor Hugo, celles de Flaubert et de je ne sais qui. En quoi ça les regarde ? Est-ce que ça les intéresse ? Ce n’est pas ça la culture ! Et encore, je vous parle des maîtresses de Hugo ou de Flaubert… ce n’est pas tant qu’il soit inutile de les connaître, de savoir qui elles étaient, quel rôle elles ont tenu, mais encore faut-il le faire dans un certain esprit…

[Baussard devait faire peu de temps après la preuve de la pertinence de ses avis en nous énumérant dans le détail la liste des amours de Beethoven et en consacrant la presque totalité d’un cours au trio Richard Wagner/Minna Planer/Mathilde Wesendonck, « dans un certain esprit » évidemment…]

Autre idée-force d’Arthur Baussard : « Aujourd’hui, nous avons connaissance de cultures nouvelles, asiatiques, africaines. Pour notre société, pour nous-mêmes, c’est  une donnée absolument déterminante », ce à quoi l’assistance, composée de jeunes citadins qui jettent sur les civilisations étrangères le regard universel des natifs de Mirmont, s’empresse d’opiner avec conviction.

Enfin, nous trouvons chez Baussard un trait révélateur de l’impartialité de la corporation musicale et de son estime pour les représentants des autres disciplines artistiques. Notre professeur de musicologie, en dépit de l’éclectisme dont il fait si volontiers parade, ne trouve rien de mieux, pour dépeindre l’indignité du musicien et spécialement du compositeur traître à son art, que de le comparer au sculpteur qui, lui, se contente de travailler la pierre quand l’auteur d’une sonate, d’une symphonie ou d’un oratorio digne de ce nom « s’exprime » et « s’engage » dans la musique sans se cantonner au modelage de la pâte sonore.

J’aurai terminé le portrait de Baussard en disant qu’il parle avec une recherche de bigarrure qui, alliée à l’inflexion commune de certains de ses effets oratoires, et plaquée sur un vocabulaire tout ensemble pompeux et relâché, produit un complexe hétéroclite de préciosité et de vulgarité ; il affectionne les accumulations d’images et de périphrases où il lui arrive souvent de se perdre. « Je suis un grand intuitif et – je peux le dire – un personnage sensible » avoue-t-il à l’occasion d’excuses qu’il adresse à ses élèves pour avoir formulé un point de vue sévère sur le niveau des candidats à l’examen d’histoire de la musique de l’année précédente. Il s’ébroue pendant un bon quart d’heure dans un bain d’attrition dont le volume déborde en une cataracte verbale agitée et expansive. Il assure : « Je n’ai pas d’arrière-pensées ; je ne suis pas un homme à arrière-pensée. » Mais conçoit-on une pensée née d’elle-même, qui n'ait ni antécédent, ni fondement ? Il a pour prétention de faire de l’animation musicale ; lui seul, en attendant, s’anime… Il s’en excuse d’ailleurs spontanément. « Je suis bavard, c’est mon défaut. Mais au moins le suis-je avec intensité » précise-t-il pour se justifier.

(à suivre)

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commentaires

B
Bravo, encore un portrait des plus intéressants !
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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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