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12 février 2012 7 12 /02 /février /2012 18:28

La qualité la plus saillante de Monsieur Lublin était d’être sympathique. On aurait vainement cherché un meilleur trait de sa nature pour le décrire plus complètement. Parce que sympathique, il l’était de toute évidence, par sa décontraction, sa bonne humeur et une manière de sincérité dont le ton ingénu dégageait un charme communicatif. Il déambulait avec souplesse, quelque chose de bondissant dans la démarche. L’agrément de sa personne venait de ce qu’elle diffusait une idée reposante, sinon d’harmonie du moins de tranquillité morale ; on sentait derrière sa psychologie plane, une conscience paisible, apte à adopter sans détour comme sans complication les us et modèles de tout milieu ambiant disposé à l’accueillir, en en ignorant les aspirations, les efforts et les thèmes de ralliement qui au fond lui indifféraient. Sa sérénité légère agissait comme un philtre apaisant… Il donnait l’impression d’être toujours à son aise, intimement conformé à son être flexible, et heureux d’un bonheur détaché, hors d'atteinte de la réalité.

À cette époque Monsieur Lublin approchait de la trentaine. Au physique, je revois sa silhouette mince, élastique plutôt qu’élancée. Il avait ce qu’on appelle un sourire en cul de poule dont l’expression gourmande flottait sur sa physionomie, indépendamment sans doute des dispositions d’humeur auxquelles il paraissait correspondre. Qu’il arpentât l’estrade ou qu’il s’adossât à son fauteuil professoral sommairement constitué d’une tubulure en métal, d’un dossier, d’accoudoirs et d’un siège en bois contreplaqué vernis, il était détendu et comme chez lui. Rien ne pouvait lui faire perdre contenance, ni ses lacunes ni ses erreurs, ni l’entrée d’un inspecteur de l’Education nationale s’il y en avait eu un pour se risquer à l’entendre faire cours. Son naturel avait un accent tellement naïf qu’il en prenait une valeur comique ; sans s’en rendre compte, il nous livrait le spectacle des dernières représentations du jeune homme qu’il ne serait bientôt plus, fantaisiste, la mine agréable, souvent rieur, faisant son numéro sans cabotinage dans un genre bon-enfant.

Il serait cependant inexact de croire que Monsieur Lublin nageait sans cesse dans la béatitude. Il lui arrivait de rallier l'étiage moyen du genre humain auquel le rattachaient quelques pulsions essentielles et de se trouver parfois chagrin, mais rarement il est vrai. Ces accès de contrariété revêtaient chez lui un tour si spontané, pour ne pas dire bénin, que nul de ses élèves n’aurait songé à s’en inquiéter : autant sa nervosité dans ces moments de bref découragement semblait disproportionnée à la cause vénielle qui l’avait certainement provoquée, dont l’importance devait être infime, voire inexistante, autant elle s’effaçait sans laisser de trace ; un mot, un incident suffisait à la dissiper.

Monsieur Lublin était en classe de seconde notre professeur d’histoire et de géographie. Il affichait un grand respect pour sa matière et en s’aidant de ses notes écrites, et grâce à ses capacités d’improvisation, il nous enseignait le programme de l'année à peu près aussi bien que ses collègues plus laborieux. Il n’en était pas moins, malgré un concours d’agrégation obtenu en bonne et due forme, un puits d’ignorance avouée. D’autres que lui, d’une complexion moins équilibrée, se seraient ingéniés à le cacher ou, par forfanterie, l’auraient au contraire exhibé comme la preuve de leur originalité. Lui, manifestait sans pose sa méconnaissance d’une discipline où l’érudition est pourtant souvent de mise, sans paraître même soupçonner qu’on pût être plus savant qu’il ne l’était. Il louvoyait à travers les dates, les climats et la typographie glacière avec une désinvolture souple qui signifiait qu’il n’avait aucune gêne à reconnaître qu’il s’était trompé. Il acceptait en effet fort bien qu’on le reprît ; il lui arrivait même de suspendre ses explications ou l’exposé de sa leçon pour s’interroger sur la date d’un évènement connu. Je me souviens d’une fois où, après avoir hésité à plusieurs reprises sur l'année de l’Edit de Nantes, il la demanda à Plichon, notre premier de classe, qui la lui indiqua aussitôt.

Quand il apportait ses notes de géographie en ayant cru prendre celles d’histoire, plutôt que de faire son cours de mémoire il décrétait le changement de matière et nous enseignait la géographie. Sans ses feuilles, il était perdu. Il consacrait, selon lui, l’essentiel de ses activités à l’étude des archives de la région. À l'en croire, il passait sa vie à feuilleter, classer, déchiffrer des grimoires, des actes, des registres antédiluviens relatifs au passé mirmontois. Il faisait fréquemment allusion à ses recherches comme à la tâche unique qui occupât son temps.

Révoltes des manants contre collecteurs d’impôt, renseignement industriel sous Napoléon, courbes du marché des oléagineux pendant la terreur, les sujets sur lesquels il se penchait ne devaient guère passionner que lui. Il se présentait comme un fouilleur, un fouineur pour qui le professorat n’occupait qu’un rang secondaire. On l’aurait compris s’il avait été savant. Mais dégagé de tout comme il l’était, je n’ai jamais pu concevoir comment il pratiquait sa chasse aux documents, sauf le secours de la providence pour pallier sa placide insouciance.

Pour les idées générales, Monsieur Lublin s’en tenait à quelques principes de fond, empruntés à l’air du temps, qu’il exposait sans imaginer qu’un esprit sensé pût leur dénier le statut d’une évidence primale. Les constantes de sa pensée, pour nous ses élèves, n’étaient pas trop difficiles à pénétrer. En voici les principales orientations :

1) Le roi Louis XVI était le résidu d’un régime périmé, fondé sur l’injustice sociale et l’obscurantisme des clercs.

2) Avec la Révolution de 1789 la France puis l’Europe sortent d’une léthargie millénaire ; l’édifice lézardé s’effondre. La République pose ses assises sur l’Egalité et la Liberté (commerce, industrie, propriété, travail etc. sont enfin libres.) Un homme personnifie l’ampleur de ce renouveau : Maximilien Robespierre, l’Incorruptible. Il bat le linge sale de la royauté ; il instaure le culte rédempteur de la Raison. Hélas, le XVIIIe siècle finissant se détourne des spéculations ratiocinantes du pacte social pour subir les premières atteintes de la démesure romantique. La Fraternité, déjà mise à mal par les Capet refluera bientôt : l’usurpateur corse,  trahissant le pavé du Paris libertaire, pose les jalons d’une nouvelle aristocratie. Non loin de là Babeuf, génial et méconnu, fomente dans l’ombre une doctrine communiste annonciatrice de la première internationale et du destin prodigieux qu’allait connaître en Europe la démocratie totalitaire un siècle et demi plus tard. C’était, n'en doutons pas, une époque passionnante dont les caractéristiques avaient tout pour plaire à Monsieur Lublin et à ceux de sa famille d'idées.

3) À partir du premier empire, tout va à vau-l’eau. Les réalisations de Napoléon, telles la promulgation du code civil et l’élaboration du règlement intérieur de la Comédie française, étaient l’œuvre de conseillers talentueux dont le despote s’est injustement approprié les mérites. Monsieur Lublin sait que le Buonaparte ne brillait pas par des dispositions spéciales, et proscrit l’imagerie d’une légende napoléonienne fanfaronne destinée à tromper les âmes simples.

(à suivre)

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5 février 2012 7 05 /02 /février /2012 21:40

 
 

Je suis reçu ce soir-là chez les Achard dont le fils, Laurent, a été comme moi lycéen à Boileau mais jamais dans les mêmes classes, même avant de prendre des voies divergentes à partir de la seconde, lui en C et moi en A. Un camarade de Laurent que je connais peu, Fourrier, lui aussi un « scientifique » issu comme nous du lycée, est de la fête, accompagné de sa grande sœur qui, elle, suit ses études en faculté de lettres avec Jeanne, la fille aînée des Achard.

Le repas, comme je le pressentais, est anémique, couronné par l’inévitable plat de petits pois qui semble, en fait de garniture, concentrer tout le savoir-faire culinaire de Madame Achard. La non moins rituelle charcuterie industrielle vendue sous cellophane - formule universelle de la gastronomie Achard - préside aux agapes : on aura compris que les Achard ne sont pas de ces impudents qui se plaisent à charger l’estomac de leurs hôtes. Au demeurant la famille Achard que je connais depuis ma onzième année me réserve un accueil bienveillant et même plutôt chaleureux. Madame Achard a le bas du visage couvert de rougeurs, d’importantes plaques d’irritation lui remontant jusqu'aux joues.

Monsieur Achard vient de se voir décerner la légion d’honneur pour ses activités d’expert comptable, commissaire aux comptes. Je l’en félicite, mais lui, après avoir écouté mes paroles avec jubilation, affecte de n’attacher aucune importance à sa décoration : – Comme il a bien dit cela ! Merci, Louis ! Puis avec une désinvolture étudiée, il me fait remarquer qu’il n’a pas encore fêté l’évènement en famille et que notre présence aux Fourrier et à moi crée une occasion toute trouvée de déboucher une bouteille de champagne.

Avant de passer à table Monsieur Achard à qui Fourrier a bien imprudemment confié son intention de lire la Bible, se lance dans un exposé exhaustif des difficultés qu’on rencontre à se jeter sans entraînement dans une aussi périlleuse entreprise. Selon lui, qui suit justement des cours de Bible depuis plusieurs années, il est nécessaire de posséder un minimum de connaissances d’hébreu et de respecter un ordre de lecture totalement différent de la composition du Livre. Pour finir il va chercher dans sa bibliothèque un ouvrage de vulgarisation indispensable à la compréhension des textes saints. (Quinze ans plus tard, Madame Achard continue d’approfondir ses connaissances exégétiques aux côtés de son mari ; elle me confiera alors avec un mélange de componction et de fierté, que l’enseignement qu’elle suit lui est dispensé par un jésuite « très avancé », adepte de « la théorie des deux Abraham »…)

Pendant le repas, Monsieur Achard formule plusieurs plaisanteries sur les décorations en général et assure que leur obtention est pure affaire de relations et de mondanités. Je lui fais observer que depuis que de Gaulle est président de la République la légion d’honneur, sous son impulsion sans doute, est moins libéralement octroyée qu’elle ne le fut du temps de ses prédécesseurs. – C’est vrai, concède Monsieur Achard que flatte mon propos. Mais il reprend dans la ligne de ce non-conformisme dont il aime à se parer : – Je vais vous choquer, Louis, mais au fond je n’attribue aucune importance aux décorations.

Je réprime un sourire : sa croix d’honneur lui procure un plaisir si vif que voilà une heure ou deux déjà qu’il tente en vain, par souci d’élégance, de nous convaincre qu’il la considère avec détachement, comme un libre penseur méprise les hochets de la considération sociale... Son opinion iconoclaste ne risque d'ailleurs pas de troubler qui que ce soit parmi ses hôtes de ce soir : aucun de ses jeunes auditeurs n’est en âge de prétendre à une décoration quelconque et, comme il est de mode en cette seconde moitié du vingtième siècle de refuser ou de piétiner les distinctions dont on vous gratifie, qui songerait à s’étonner que Monsieur Achard qui vit avec son temps suive aussi sur ce plan-là le courant général ? Je lui réponds cependant en lui citant la pensée de Vauvenargues qu’il vaut mieux encore mériter les honneurs que les mépriser et j’ajoute que s’il a mérité sa légion d’honneur il peut légitimement en être fier. Il ne trouve rien à y objecter.

Tandis que nous sirotons une liqueur douçâtre, la conversation tombe sur Le Goanvic qui a quitté le lycée Boileau pour remplir je ne sais quelles fonctions dans un institut culturel implanté dans la région mirmontoise.

 J’apprends la véritable cause de son départ. Officiellement, Govo, déçu par la désagrégation scolaire qui suivit le mouvement de mai 1968 auquel il avait un moment adhéré, avait préféré s’écarter d’un enseignement dont il réprouvait un peu tard les voies hasardeuses. (Le Goanvic prêtant sa voix doucereuse et ses manières patelines à la révolution lycéenne, lui qui, sous des dehors cajoleurs, se sentait une telle supériorité sur ses élèves qu’il l’étendait jusqu'à la sphère morale… ne doit-on pas y voir un phénomène à classer parmi les paradoxes de l’égalitarisme soixante-huitard ?...) Or ce fut à la suite d’une mésaventure très particulière que Saint Le Goanvic opéra sur le plan professionnel une reconversion qui coïncida sans doute avec l’abjuration de ses erreurs idéologiques.

Il avait organisé dans l’année qui succéda à celle de 1968, un voyage scolaire comme il avait accoutumé de le faire depuis quelques années à Boileau. Ces sorties étaient l’occasion pour les gamins de chahuter grossièrement dans le car, de se crotter à chercher des fossiles et des fers-de-lance dans les carrières de Corbeille en Ferrière et accessoirement d’assister à un ou deux spectacles à Gourmes. Cette fois là Le Goanvic dont les goûts procédaient en matière dramatique d’un éclectisme décousu mais compréhensible à qui connaît son œuvre cinématographique, avait choisi d’offrir à ses élèves le Rabelais de Jean-Louis Barrault dont le succès était retentissant. Jean-Louis Barrault venait d’accéder au rang de martyr national pour s’être fait éjecter du théâtre de l’Odéon en représailles des complaisances révolutionnaires qu’il avait affichées en mai. Replié dans une ancienne salle de boxe de la capitale, il remplissait chaque soir les gradins de son théâtre de fortune d’une foule de bourgeois qui venaient chercher au contact du grand exilé la sensation de résister courageusement à une répression de l’esprit dont ils n’avaient rien à redouter. La musique de scène spécialement composée par Michel Polnareff, alors très en vogue, et la crudité du spectacle faisaient le reste. Le seul perdant dans l’entreprise était François Rabelais dont le génie donnait lieu sur scène à une confuse et absurde mascarade où dominaient grossièreté et plaisanteries salaces dans le goût supposé de l’auteur de Pantagruel.

Grâce à sa taille de métropole régionale, Gourmes avait la capacité d’accueillir la troupe nombreuse du Rabelais-Barrault qui y donnait une série de quatre représentations, cette fois dans un gymnase habituellement ouvert à des matchs de handball. Le Goanvic, en vrai professeur de français qu’il était, n’allait pas manquer une si bonne occasion d’assottir ses élèves et surtout de dégoûter les meilleurs d’entre eux d’un des écrivains majeurs de leur pays.

 Mais au lieu d’assister bouche bée aux aventures de Gargantua, de Panurge, du juge Bridoye et des pensionnaires de l’abbaye de Thélème, illustrées avec art par la troupe de Jean-Louis Barrault, les lycéens exprimèrent bruyamment leur envie de se délasser par des lazzis, des cris et des injures à l’adresse des comédiens. Quoique le Rabelais fût un essai de spectacle total, lequel, comme on sait, requiert la participation active du public, il est probable que Le Goanvic blâma son équipe de collégiens en goguette et qu’il les sermonna pour leur conduite turbulente et la gêne occasionnée aux autres spectateurs, sinon aux artistes eux-mêmes. Les lycéens, échauffés par le comique dru et les sous-entendus lascifs du spectacle, n’allaient pas manquer de prendre leur revanche sur le pédagogue rabat-joie dont les admonestations avaient sans doute relevé encore le sel de la représentation : pendant toute la durée du retour en car entre Gourmes et Mirmont, Le Goanvic fut copieusement insulté par la génération sur laquelle avait passé le souffle libertaire du gauchisme dont lui-même avait espéré un fertile renouveau. Affront impensable à mon époque encore récente, il se vit appliquer par la horde déchaînée des qualificatifs blessants qui faisaient allusion à son inexpérience des femmes et à son incapacité de leur plaire. Sidéré, Le Goanvic, le père du style copain-copain, s’interrogea longuement pour savoir s’il devait saisir ou non le Conseil de Discipline du lycée des offenses qu’il avait endurées. Il y renonça, sans doute moins par générosité – il n’en avait guère  lorsque son amour propre était en cause – que par peur du ridicule. Il savait qu’en ébruitant l’affaire il provoquerait les commentaires sournois, voire malveillants, d’une majorité de ses collègues et mobiliserait les rieurs contre lui. Il se tut sagement ; tout porte à croire que les protagonistes de l’équipée Rabelais ne se souviennent plus à l’heure qu’il est des épithètes de « haute graisse » dont ils avaient affublé leur mentor le temps d’une course nocturne entre Gourmes et Mirmont.

À propos de Le Goanvic, Monsieur Achard avec une verdeur d’expression nouvelle chez lui (les enfants grandissent, on peut parler en adulte…) signale : – Jean-Luc, il aurait fallu le jeter dans les bras d’une pouffiasse pour le dégeler un peu !

Oui. Mais à voir son triste facies d’hydrocéphale, n'est-ce pas la fille qui eût risqué d’être transie ?

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4 février 2012 6 04 /02 /février /2012 18:54

Il y eut deux représentations des Précieuses (pour parler à la façon des élèves du conservatoire d’art dramatique de l'époque qui disaient aussi : Badine lorsqu’ils nommaient le chef d’œuvre de Musset…). Je participai en qualité d’éclairagiste à la seconde représentation qui eut lieu au théâtre d’Issel, à une quinzaine de kilomètres de Mirmont. Quand nous revînmes le soir dans le train de banlieue brinqueballant, nous nous réfugiâmes au fond du wagon, Dubois sortit sa guitare de son étui et, en s’accompagnant, nous chanta Memphis Tennessee tandis que nous roulions dans la nuit. Noël s’annonçait par des illuminations qui brillaient par taches dans le lointain ; les fêtes étaient distantes de nous d’une semaine. Bercé par la ballade mélancolique, je savourai une bouffée de liberté et de poésie nouvelle pour moi, qui me semblait annonciatrice d’un avenir énigmatique et sensible, à l’image du long cheminement du lonesome rocker décrit par les paroles inspirée de la chanson de Danyel Gérard.

La comédie suivante fut Monsieur de Pourceaugnac. Singulière idée, pour l’autorité lycéenne, d’avoir jeté son dévolu sur cette pièce bien faite pour exciter le mauvais goût d’une troupe de jeunes comédiens amateurs en mal d’effets comiques et de vraie originalité... Le résultat fut à la hauteur du risque pris.

Le G.A.L.C. ne se préoccupait pas que de théâtre ; il couvait aussi un ciné-club aux activités erratiques, qui proposait le spectacle de quelques films classiques, pour ne pas dire rebattus, pendant l’année. Nous vîmes dans ce cadre Le Carrosse d’or de Renoir. Lenormand, notre professeur de français de troisième qui se flattait d'être un cinéphile passionné, nous commenta ce film dans le registre tonitruant et excessif qui était habituellement le sien en faisant le plus grand cas de son rythme alangui, et de ses décors en carton-pâte et de sa pellicule aux coloris criards. La classe entière s’était considérablement ennuyée pendant la projection mais pour des motifs si peu en rapport avec la médiocrité du spectacle que je fus aussitôt tenté, adoptant le point de vue inverse, de découvrir à l'œuvre de Renoir des intentions incomprises du commun. Ma contrariété une fois calmée j’en revins à une plus juste idée critique du film qui ne méritait pas mieux que l’indifférence méprisante dans laquelle les cancres de la classe, non prévenus par la lecture des Cahiers du Cinéma, s’étaient sentis autorisés à l’accueillir. Un Condamné à mort s’est échappé, eut plus de succès auprès de nous. Il caressait en chacun de ses jeunes spectateurs un vieux rêve d’escapade qui nous emmenait loin des murs du lycée Boileau et nous délivrait pour un temps d’une tutelle dont nous ne voyions pas la fin. Cela nous valut un sujet de composition française traité dans le prolongement du spectacle et centré sur la maxime de Guillaume d’Orange « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer » que nous dûmes soupeser. Lenormand qui doublait ses attitudes fanfaronnes d’une philosophie bravache de l’action et de l’énergie (il se vantait d’avoir pris un jour inopinément la route de Colmar avec épouse et enfants dans ses bagages pour assouvir une brusque envie de revoir le retable d'Issenheim exposé à quelque cinq cents kilomètres de chez lui, et d’avoir fait l’aller-et-retour en voiture pendant le temps d’un week-end), Lenormand avait trouvé dans la formule du prince d’Orange le concentré des qualités de caractère qu’il rêvait d’incarner.

Nous vîmes aussi Madame de de Max Ophüls ; Le Père tranquille qui raconte l’histoire d’un bourgeois de province conformiste et poltron, confronté à l’occupation allemande, dont le spectateur découvre avec surprise qu’il est en réalité le chef des réseaux de résistants de toute la région. Monsieur Holleau, notre professeur d’histoire-géographie de troisième, qui avait auprès de ses élèves la réputation d’être affilié au parti communiste, nous fit part de son opinion selon laquelle Le Père Tranquille de Noël-Noël, hé bien, non, lui n’appelait pas cela « un bon film sur la résistance ».

Quand je quittai le lycée en 1968, il y avait belle lurette que le G.A.L.C.allait à vau-l’eau. La fête de la Bruyère ne s’était pas remise du départ de Monsieur Vildaquet, appelé à poursuivre sa carrière à la tête d’un prestigieux lycée parisien. Ni MIRUS ni L’AGORA n’existaient encore. Les clubs avaient disparu.

Pendant les évènements de mai 1968, Le Goanvic fut de ceux qui soudain se targuèrent de comprendre le « problème des jeunes » dont la veille encore ils ne soupçonnaient pas l’existence, et qui, abasourdis par le fracas ambiant, voulurent discerner du bon dans les propositions inconsidérées qui fusaient de toute part. Il confessa par la suite s’être trompé lorsqu’à la rentrée de 1969 il vit de quelle monnaie on s'apprêtait à le payer de son ouverture d’esprit [voir ci-après « Une soirée chez les Achard »]. L’idée ne lui était jamais venue que les ferments de la révolution pourraient bouleverser la tranquillité de son magistère dès lors qu’il ne serait plus protégé par l’armature d’un ordre conservateur dont il avait sous-estimé la grâce efficace, croyant que l’autorité qu’il exerçait de manière mielleuse et insinuante sur ses élèves ne devait rien qu’à son rayonnement personnel.

Le dernier souvenir que je puis raconter sur Le Goanvic je le dois à Florentin qui, en 1969, assista à une soirée Poésie organisée par les élèves de terminale de Boileau. Le Goanvic était présent dans la salle, mais vexé de ce que personne n’eût voulu accepter ses conseils, non plus que ceux de ses collègues, d’ailleurs. Les professeurs avaient été tenus à l’écart de cette manifestation. Le récital terminé, Le Goanvic critiqua amèrement les intermèdes comiques glissés par les récitants entre les poèmes. Florentin qui l’entendait se répandre en commentaires aigres, décida d’y mêler son grain de sel en le contrant avec un flegme d’autant moins simulé que le fond du débat le laissait indifférent : c’était pour le simple plaisir de discuter. L’auteur de L’Amitié n’a pas de prix supporta très mal qu’un inconnu vînt lui battre la controverse.

 « Bon, si vous voulez du cabaret, bien sûr ! » s’exclama-t-il avec colère en tournant les talons devant Florentin intérieurement satisfait de son effet.

Cette ultime phrase me paraît conclure mieux que je ne saurais le faire les développements qui précèdent sur les œuvres et les actes aujourd’hui bien oubliés du G.A.L.C. ; je m’y tiens, d’accord en cela avec l’Histoire qui depuis n’a rien révélé de neuf sur la galaxie culturelle du lycée Boileau ou sur son champion, Le Goanvic – si ce n’est que la tradition cabaretière n’est jamais loin lorsque l’Enseignement décline de mot « culture ».

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22 janvier 2012 7 22 /01 /janvier /2012 20:32

Le matin et l’après-midi, de multiples attractions étaient proposées, dont le tarif élevé en regard de l’intérêt qu'elles offraient s’expliquait par la nécessité toujours criante de renflouer le G.A.L.C., qui végétait traditionnellement dans un état proche de la déconfiture. Piste de karting, exposition de photos, stands, représentations burlesques dans une salle de classe où se donnait une prétendue satire de l’enseignement, c’était une sorte de kermesse qui présentait toutes les qualités d’improvisation et de puérilité satisfaite dont le personnel de Boileau ne se serait pas privé d’épingler le ridicule s’il s’était agi de le débusquer dans les œuvres de charité de l’Enseignement catholique. Bien des esprits forts qui se moquaient ostensiblement des écoles privées et de leurs fêtes de patronage dépassaient dans le registre de la laïcité l’infantilisme suffisant et la naïveté gourmée qu’ils imputaient aux établissements confessionnels, faisant avec eux assaut d’incapacité militante, laquelle est, comme on sait, autant  d’inspiration profane que religieuse.

L’année où la Fête de la Bruyère avait été inaugurée, l’écrivain Thierry Fourrier consentit à se déplacer pour présider la cérémonie d’ouverture et dédicacer ses livres. Il le fit comme à l’accoutumé, en grand professionnel des lettres, le sourire aux lèvres, l’air patient et serviable. Il distribua leur pâture aux amateurs d’autographes, penché sur les livres qu’on lui tendait, infatigable malgré son grand âge, semblable au petit Thierry Fourrier qui, bien des lustres auparavant, au lycée Boileau, planchait sur ses devoirs de français dont la qualité annonçait la brillante carrière d’essayiste et de romancier dans laquelle il allait triompher. Il y eut également Paul Chaumont, à titre cette fois non pas d’ancien élève mais d’ancien professeur, historiographe d’un lycée imaginaire inspiré de Boileau dont la description n’était pas trop flatteuse pour l’illustre modèle, mais qu’importe puisque le succès était là !...

Pour clore la petite chronique de MIRUS, je note que notre numéro fut le dernier. Nul à ma connaissance n’eut le courage de reprendre le flambeau. Le Goanvic le regretta certainement, et peut-être déplora-t-il la dissolution de notre équipe de plagiaires, utile après tout en période de pénurie.

Le lycée possédait sa troupe théâtrale, composée d’élèves de quatrième et de troisième, qui changeait de visage chaque année quand elle ne disparaissait pas temporairement. Sa cohésion et son niveau de qualité étaient variables ; plus stables étaient les moyens de délassement auxquels recouraient les comédiens amateurs. Le chahut salace était de rigueur sans qu’il fût probable que ce stade de distraction élémentaire évoluât vers des délassements de meilleure facture. Corbier, égaré par un enthousiasme de débutant, s’était laissé mettre sur le dos la double étiquette de responsable de la troupe et de metteur en scène ; il surprit un jour l’aimable exubérance des comédiens en herbe dont il était le mentor, occupés à de tout autres loisirs qu’à l’étude de leurs tirades. Déjà éprouvé par les multiples déboires qui jalonnaient d’ordinaire les répétitions, les retards et la nonchalance des interprètes, il trouva dans les débordements des gamins un motif déterminant de mettre un terme à cette expérience scénographique. Il se promit de ne plus se fourvoyer à l’avenir dans une telle entreprise et de laisser à d’autres martyrs candides le soin de répondre aux invites fallacieuses de Le Goanvic, toujours prêt à manier la flatterie et les protestations cauteleuses pour enrôler les tièdes au service de sa cause culturelle.

Le répertoire classique était le filon dans lequel le lycée ne cessait de puiser.

Exemple : Les Plaideurs de Racine en 1963. Je ne vois rien de spécial à en dire, si ce n’est que les chiots de l’avant-dernière scène avaient été remplacés par la cohorte familiale de Sherwani. Celui-ci, un indien à la peau foncée et mate, était notre surveillant général. Malpoli, vautré le plus souvent derrière son bureau où il somnolait sur un éternel numéro du journal local, il vous recevait avec la hauteur que les grades subalternes, lorsqu’ils souffrent de l’infériorité de leur condition, infligent à leurs propres subordonnés. Tenu de parler le moins possible à cause d’un accent prononcé et de l’imperfection de son français, il avait choisi de s’exprimer avec un laconisme pesant qui convenait à sa paresse. Son point d’honneur, il le plaçait à impressionner les élèves et à démontrer l’étendue de ses pouvoirs en sévissant à tout propos. Il avait atteint son but avec les élèves des petites classes ; les grands, eux, dans la mesure où ils le pouvaient sans risque, cherchaient toute occasion de le faire enrager. Tous détestaient sa brutalité et son chiqué. Issu d’une civilisation prolifique, il traînait après lui une ribambelle de gosses qu’il aurait été malaisé de dénombrer. Criards, agités, rétifs à tout souci de propreté, les gamins couraient à travers les couloirs et les cours de récréation comme une armée primitive lâchée dans les corridors d’une ambassade étrangère.

Un jour l’un de nous avait été envoyé à notre surveillant général pour récolter une punition ; il fut placé devant une étrange alternative : ou bien subir une consigne le samedi après-midi ou bien acheter une place pour Les Plaideurs qui se donnaient cette fois non plus sous les lambris grenat et les frises or à moitié effacées du théâtre du lycée, mais au grand théâtre de la ville. Boileau n’avait pas trouvé de meilleur procédé que ce discret chantage pour éveiller ses troupes à la vocation culturelle. La location des places de théâtre assurée par le surveillant général dut croître dans des proportions sensibles. Etait-il adroit pour autant, d’assimiler deux heures de Racine à deux heures de colle ? Souhaitant presser le choix du coupable et contribuer au rayonnement des lettres françaises en les rendant d’autant plus attractives, Sherwani ajouta :

Les Plaideurs, une grande pièce, une comédie célèbre… Corneille !

En 1964, à l’approche de Noël, Corbier présenta cahin-caha des extraits du Bourgeois gentilhomme. L’année suivante ce furent Les Précieuses Ridicules. En première partie du spectacle se produisait un groupe de musique de variétés qui s’était constitué pour la circonstance. Cette formation réunissait une guitare solo électrique (matériel dont la nouveauté était encore toute fraîche à cette époque), une guitare sèche d’accompagnement, une caisse claire en guise de batterie et un harmonium positif à titre d’orgue électrique, instrument qui se multipliait depuis trois ou quatre ans dans les orchestres rock et « yéyé ». Le clavier était tenu par notre camarade Lens qui passait le plus clair de ses loisirs à étudier Les Papillons de Schuman auxquels semblait l’attacher une prédilection inépuisable et qui n’éprouvait aucun goût pour tout ce qui s’apparentait de près ou de loin aux sonorités ou aux rythmes des chansons modernes. Hermant, le batteur qui le connaissait de longue date et savait qu’il jouait du piano, l’avait débauché, comptant sur le sérieux presque sévère que Lens dépensait en toute chose. Celui-ci, quoi qu’il en pensât, s’était trouvé dans l’incapacité de refuser son concours. Tandis que les trois autres se balançaient sur les planches en bons disciples du rock n’roll, Lens demeurait sagement assis derrière son instrument, immobile, imperturbable, le sourcil froncé, plaquant des accords avec une conscience quasi-abstraite. Aux dires des spécialistes, il manquait de conviction, de swing, de punch, de knack, de blues, de tout ce qu’on veut, et se ressentait plutôt négativement de son long tête à tête avec le compositeur des Kreisleriana. Le programme était le suivant : Le Pénitencier qui représentait l'un des gros succès des mois précédents, porté par l’interprétation déjà mythologique de Johnny Hallyday, O when the saints, Memphis Tennessee et le grand air du film Exodus pour lequel un trompettiste que je n’avais jamais vu et qui devait être un ami personnel d’Hermant, plus âgé que nous, venait renforcer la formation. Un ou deux autres morceaux d’origine anglo-saxonne que je ne suis pas capable d’identifier complétaient le répertoire.

(à suivre)

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15 janvier 2012 7 15 /01 /janvier /2012 19:43

Torturés par le besoin de trouver rapidement de la copie, nous fûmes plusieurs à recourir, sans nous être passés le mot, aux derniers expédients. Nous avions quelques textes à notre disposition, mais pas en nombre suffisant pour remplir les colonnes de notre revue. D’abord une rédaction pour laquelle Pernelle avait obtenu un dix-huit sur vingt et dont son père, professeur de français, était l’auteur, « La mèche » (le narrateur observe dans un train un individu dont la mèche est décoiffée : il en tire des conclusions sur les sentiments de l’intéressé et sur sa vie). Il y avait aussi un mot croisé qui datait de l’année précédente (j’appris bien après, au hasard d’une conversation, que Cardon en était l’auteur. Une définition, fondée sur un calembour très approximatif, m’était resté en mémoire : « Il n’exhale pas l’ivresse » ; le mot à trouver était « Boileau ». L’à-peu-près, malgré son niveau très moyen, et peut-être à cause de cela, s’était gravé suffisamment dans mon esprit pour que je m’en souvinsse plus de cinq ans plus tard). Venait ensuite une nouvelle de guerre due à l’imagination fertile de notre camarade Mallet, qui narrait les exploits héroïques des aviateurs d’une quelconque escadrille d’élite avec mess, cockpit, piste d’atterrissage, et, pour protagonistes, des as de la voltige et des têtes brûlées qui regagnaient évidemment la base quand tout le monde les tenait pour morts. L’influence du Grand Cirque et de Normandie-Niemen devait y être sensible. Nous complétâmes sans vergogne le sommaire. Aublé pondit un papier sur les différentes sortes d’élèves que chaque classe contient, démarquage impudent de La Potachologie de Goscinny, illustrée par Cabu. Un autre collaborateur dont j’ai oublié le nom, n’éprouva aucune gêne à apposer son paraphe sous une parodie d’Oceano Nox universellement célèbre dans le monde scolaire. Néanmoins – était-ce pour lui donner un tour plus personnel ? – il l’avait recopiée avec tant d’imprécision, ou se l’était appropriée avec une si grande liberté, que non seulement une bonne moitié des vers boitaient, mais encore qu'amputée de sa fin, la pièce ne signifiait plus rien.

Pour ma part j’apportai un article documenté sur l’écrivain Xavier Anselme, qui causa l’admiration de Le Goanvic lorsque je lui en donnai lecture. Ce n’était pas autre chose que la préface des Voyages Mystérieux de Gédéon Pic parus dans la collection de poche Marabout géant : je l’avais recopiée en toute hâte entre le déjeuner et le départ pour le lycée. Je m’étais contenté de pratiquer une ou deux coupures dans le texte de Marc Aucassis pour abréger ma copie. Là-dessus j’avais conclu par une boutade qui, elle, avait le mérite d’être de mon cru : je proposais à l’administration de remplacer la statue de Nicolas Boileau qui se dressait en pied dans la cour d’honneur du lycée, par l’effigie du maître de l’aventure. Pour inoffensive qu’elle fût, la plaisanterie parut dangereusement irrévérencieuse au proviseur qui exigea qu’on la supprimât. Xavier Anselme, quoiqu’il eût suivi l’essentiel de sa scolarité au lycée Boileau où il s’était comporté comme un brillant sujet à la fin du XIXe siècle, n’avait laissé officiellement aucune trace de son passage dans son cher vieux « bahut ». L’invention fantaisiste de l’écrivain, l’intrépidité de son héros au grand cœur, la faveur du public populaire qu’il s’était acquise, ces atouts l’avaient définitivement perdu dans l’estime de ses anciens maîtres puis dans celle de leurs successeurs. La caution tardive du mouvement surréaliste qui avait voulu trouver chez Anselme, comme chez d’autres représentants de la littérature d’évasion, le sceau d’un monde imaginaire libéré du carcan de la raison positive, n’avait pas réussi à désarmer la réprobation de Boileau pour la carrière dévoyée de son ancien élève, au départ si prometteur. D’où le haut-le-corps du proviseur à l’idée que le génie de L’Art poétique pût se voir préférer La Griffe du Maharaja ou Le Mystère de Bethsabée, pudiquement ignorés d’un lycée dont les ambitions étaient autrement plus élevées. Sauf le retranchement de la conclusion, cancellée comme blasphématoire, le proviseur ne vit aucun inconvénient à la diffusion du reste de l’article que j’avais grossièrement pillé.

Le Goanvic non plus. Mais si le proviseur était vraisemblablement la dupe de nos contrefaçons, lui, Goanvic, n’avait pas cette excuse. J’ai appris par un camarade, à quelques temps de la sortie de notre MIRUS, que notre mentor n’ignorait rien de l’origine inavouable de mon écrit. Je suppose qu’il en allait pareillement pour les autres textes dont j’ai souligné l’authenticité très douteuse. Seulement Le Goanvic tenait trop à ce que les œuvres du G.A.L.C. se perpétuassent pour s’arrêter à des bagatelles qu’au fond il désapprouvait. Peut-être craignait-il que le silence prolongé de notre revue ne déçût l’attente de notre proviseur Monsieur Vildaquet qui comptait sur elle pour compléter le florilège de son établissement ? Quoi qu’il en fût, et malgré ses imperfections, notre publication parut. J’avais rapidement gribouillé quelques illustrations ; la principale et la plus réussie représentait un singe que j’avais décalqué sur la bande dessinée pour enfants Sylvain et Sylvette.

Vildaquet jugeait important que le lycée Boileau dont il assurait la direction avec une élégance et un brio indéniables pût abriter des manifestations culturelles ; il les encourageait par sa présence et distribuait toutes les autorisations utiles pour en faciliter le déploiement. Il devait trouver ces réalisations utiles à la renommée de son établissement, et, par là, à sa réputation personnelle. En quoi il n’était guère exigeant. Il avait concentré sa fierté sur la fête du lycée dénommée la Fête de la Bruyère (référence à l’énumération mnémotechnique des moralistes les plus fameux du XVIIe siècle français : « La bruyère boit l’eau de la fontaine Molière »).

Les réjouissances dont on me pardonnera d’avoir oublié le programme exact s’étalaient sur la soirée du samedi et pendant la journée du dimanche d’une semaine du mois de mai. La joie des lycéens était moins d’y participer que d’essuyer pendant les trois jours qui précédaient, le contrecoup souvent providentiel des dérangements qu’occasionnait la préparation des festivités. Les dispenses pleuvaient et les professeurs étrangers au joyeux branle-bas considéraient leur classe clairsemée avec amertume. Ils comprenaient mal que leur enseignement fût déserté, avec la bénédiction du proviseur, pour la mise au point de divertissements dont l’objet était assurément futile et auxquels ils n’étaient d’ailleurs pas invités. Vildaquet, le moment venu, se pavanait avec cette rigidité supérieure qui, en plus de trois poils roussâtres qu’il se laissait pousser sous le nez, lui avait mérité le sobriquet d’Hitler, ratifié par maintes promotions de lycéens.

Traditionnellement, une pièce de théâtre interprétée par la troupe dite « du lycée Boileau » dont les trois quarts des effectifs nous étaient inconnus, remplissait le programme du samedi soir. Elle était représentée sur des tréteaux montés dans l’arrière-cour du grand lycée sur laquelle donnait le bâtiment plus récent des classes de physique-chimie. Des œuvres de Marivaux, de Goldoni – celui-ci était très à l’honneur à cette époque – ou d'autres auteurs confirmés du XVIIe ou du XVIIIe siècle servaient d’argument à ces exhibitions dramatiques. En guise d’ouverture l’orchestre ou la chorale du lycée, tous deux pareillement brouillés avec la justesse, vagissaient en plein air une harmonie maussade, anémiée par le défaut d’acoustique.

Le lendemain : repas-cabaret dans le gymnase décoré pour la circonstance de peintures murales qui reproduisaient des motifs marins : bateaux, gueules béantes de poissons exotiques, sirènes au buste sculptural, tous badigeonnés dans des tons vifs qui laissaient peu de place à la nuance et à la suggestion. Des filets de pêche tendus sur les espaliers venaient parfaire la décoration. N’importe qui pouvait prendre part au déjeuner à condition de débourser une forte somme et de mépriser les plaisirs gastronomiques qu’une mise de fond analogue aurait pu lui procurer dans un cadre plus raffiné ; durant ces agapes des lycéens se produisaient dans diverses attractions. C’était l’occasion, de découvrir chaque année « un incroyable petit prodige » qui, passé une gloire éphémère limitée au laps d’une semaine, retombait bientôt dans un anonymat définitif.

(à suivre)

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8 janvier 2012 7 08 /01 /janvier /2012 19:55

La production cinématographique de Govo, pour user d’une abréviation répandue parmi ses élèves, se résumait donc à très peu de chose : le style en était niais sur un fond invariablement réaliste, dans le genre des manuels d’instruction religieuse qui sévissaient à l’époque. Ceux-ci offraient en guise d’illustrations des gamins dépenaillés, le cheveu en bataille ; des vieillards édentés ruminant leurs pensées sur des chaises de paille, ou bien des ménagères en tablier affairées à laver la vaisselle, tout un déploiement voulu d’humilité sociale dont le spectacle, exalté par le reportage photographique et son assujettissement à la vérité crue, constituait en soi un appel à la gravité et à la profondeur.

Au début des années 60, la langue vernaculaire montait à l’assaut de la presse catholique ; Le Goanvic était un produit de cette mouvance. Le curé, après avoir tâté un moment du monde ouvrier, devenait « sympa » et s’offrait au tutoiement de ses jeunes ouailles. Le vocable qui désignait toutes les vertus et tous les mérites était l’adjectif : formidable un temps supplanté par son synonyme plus expressif encore : terrible !... Les chanteurs  à message, les surboums, le flirt, le maquillage, les blousons noirs obtenaient droit de cité dans les colonnes des hebdomadaires catholiques dédiés à la jeunesse.

Le Goanvic, dévot et moderniste, était, dans ses œuvres, directement tributaire de l’esprit naturaliste qui irriguait alors les salles de catéchisme. La qualité majeure de son travail de cinéaste résidait dans la prise de vue, parfois calculée avec goût ; mais la réussite n’allait pas au delà de quelques clichés photographiques soignés. Un bon noir et blanc recherchant les effets de contraste et d’abstraction, ce maniérisme cinéphilique même répété à l’infini était bien incapable de  produire du vrai cinéma.

Curieusement, Le Goanvic était entiché de ses films ; on peut concevoir qu’il s’amusât à les réaliser, pour savourer les émotions d'un tournage ; mais loin de s’en tenir là, il saisissait toute occasion de les exhiber en public avec une fierté qui, quand j’y repense, me laisse pantois ! Ce n’était pas de l’humilité, qualité dont il était au fond dépourvu, mais plutôt de l’inconscience. Je ne sais combien de collaborateurs il avait réunis autour de lui. Aussi nombreux fussent-ils, il ne demeurait plus grand monde à l’heure ingrate du montage. Le Goanvic supportait alors tout le gros de la besogne. Pendant un temps il se fit seconder par notre camarade Tellier qui portait des lunettes pour myope aux verres épais. Lorsqu’il écrivait ou lisait, on voyait Tellier se courber avec une concentration pénible sur son cahier ou son livre, jusqu’à les toucher du nez ; à cause de sa vue plus que défaillante, ce garçon nous paraissait peu armé pour la fonction de monteur qui exige, au dire des professionnels du septième art, minutie et attention.

Pour préciser le tableau que je viens d’esquisser, je veux ajouter que Monsieur Le Goanvic était célibataire. Il fut un temps fiancé à la fille d’un professeur de droit qui faisait la navette avec Paris où il enseignait rue d’Assas, mais le mariage ne se fit pas. Il approchait alors de ses trente-cinq ans.  La promise n’était déjà plus très jeune non plus. Elle dut réaliser les inconvénients qu’il y aurait à épouser un homme qui vivrait continuellement sous pression et l’astreindrait aux horaires désarticulés d’un agenda surabondant de rendez-vous. La mère de Le Goanvic qui habitait Paris, avait à la longue renoncé à rendre visite à son fils à Mirmont : elle le voyait juste entre deux portes sans qu’il pût, même pour elle, se dégager des réunions, assemblées, conseils, bureaux, symposiums et séminaires qui l’absorbaient en dehors de ses cours.

J’ajoute pour ma part, que la frénésie dont sa silhouette desséchée donnait le spectacle, le mouvement exténuant et irréfléchi qui l’agitait en permanence, ne le signalaient pas comme un candidat sérieux à la compétition matrimoniale.

En dehors du cinéma, Le Goanvic patronnait les deux publications confectionnées par les lycéens de Boileau. L’une était destinée au petit lycée et se nommait MIRUS MONS, étymologie latine de Mirmont. L’autre, réservée au grand lycée, L’AGORA. Pourquoi cet hommage au monde hellénique dont nous étions si éloignés ? Je n’ai jamais su qui avait choisi cette manchette mais j’ai toujours soupçonné que ce devait être quelqu'un du genre de Le Goanvic, si par hasard ce n’était pas lui. Peut-être fallait-il comprendre que dans ses pages trimestrielles la liberté de la plume s’offrait aux élèves et qu’ils pouvaient, comme les grecs de la cité antique, affirmer leurs idées à la face des puissants ? Dans ce cas la justification du titre ne dépassa jamais le vœu pieux car la censure était là qui veillait en permanence à ce que les rédacteurs de l’AGORA ne se livrassent pas à des fantaisies trop hardies.

En 1964 je me trouvai enrôlé dans l’équipe de MIRUS MONS avec quelques camarades de quatrième : Bardou, Aublet, Pernelle que Le Goanvic avait, à la suite de je ne sais quelle manœuvre de sergent recruteur, convaincus de se lancer dans le journalisme scolaire. Quelques marmots, plus jeunes que nous, devaient joindre leurs efforts aux nôtres. Ils ne tardèrent pas à se faires oublier, leurs bonnes résolutions envolées. Nous restâmes seuls en piste, assez embarrassés par nos responsabilités. J’étais en théorie le dessinateur de la bande ; Le Goanvic avait remarqué mon coup de crayon pendant la composition de thème latin du premier trimestre en avisant les gribouillis dont j’ornais la marge de mes brouillons. Une caricature de légionnaire romain l’avait séduit. Il m’en avait fait compliment, après quoi il m’avait demandé de mettre mes talents au service de MIRUS, comme nous l’appelions en abrégé. Il m’aurait été difficile de refuser.

Nous assemblions notre désir mutuel de ne rien faire certains mercredis soir, après la classe. Les séances de notre comité de rédaction s’écoulaient en imitations de professeurs, en batailles à la craie et en inscriptions burlesques sur le tableau noir. Au bout d’une heure, nous reportions l’ordre du jour, d’ailleurs indéterminé, à la fois prochaine. Cette manière de nous y prendre eut pour résultat de transformer MIRUS, de parution trimestrielle qu’elle était précédemment, en revue annuelle. Il n’y eut en effet cette année là qu’un numéro ; encore fut-il élaboré en dernière minute, suivant un procédé qui fit que notre stage de folliculaires put être évoqué plus tard sous l’appellation de « l’année des plagiats ». L’expression est d’Aublé.

(à suivre)

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31 décembre 2011 6 31 /12 /décembre /2011 15:34

Par une étrange fatalité, les projets pédagogiques que Le Goanvic décrétait en début d’année comme un édit prétorien restaient le plus souvent lettre morte ou végétaient au stade de la conception. On peut citer à titre d’exemple la fin précoce des Graffitis de la tour Eiffel, expérience romanesque avortée à laquelle participa Delabre avant qu’il redoublât sa première. Le Goanvic s’était mis en tête de faire écrire par sa classe (de quatrième ou de troisième, je ne sais plus) une histoire qui aurait été ensuite publiée dans la Bibliothèque verte, collection destinée aux adolescents. Le cadre de l’aventure était un lycée, qui sans doute ressemblait trait pour trait à Boileau, et la majeure partie de l’ouvrage devait être composée par les narrations des élèves dont les sujets, pendant toute l’année, correspondirent aux différents épisodes de l’intrigue. Le titre du roman était évidemment dû à l’humour original du professeur… Une commission d’élèves était chargée de rassembler les narrations, d’en sélectionner le meilleur, de les étoffer, de les redistribuer en chapitres et de ménager les raccords qui donneraient son unité à l’ensemble du récit. Ce comité directorial qui devait profiter des congés pour avancer ses travaux ne fit rien. Il préféra consacrer ses vacances à d’autres exercices. Le Goanvic, absorbé par son altruisme acrobatique, n’avait pas trouvé le temps de terminer lui-même l’œuvre collective. La Tour Eiffel aux graffitis est, depuis, restée plantée dans les limbes. Ồ vieil Eiffel, rassure-toi, le double de ton obélisque de métal, profané par des collégiens iconoclastes, y demeurera encore longtemps hors d’état de nuire à ta réputation.

Une autre fantaisie de Le Goanvic, que Delabre me rapporta, avait été de rajeunir la classique leçon de récitation : à la poésie déclamée le plus souvent à côté de la chair professorale par un élève figé et inexpressif, venait se substituer une scène dramatique à deux personnages représentée, pour plus de réalisme, sur les planches du théâtre du lycée. Perfectionniste quand il s’agissait de juger le travail de ses élèves, nerveux de surcroît, l’inventeur de cette nouvelle forme d’exhibition en tira très peu de satisfaction et beaucoup plus de motifs de perdre son calme. Au cours de la représentation d’un extrait du Marius de Pagnol il sauta sur le plateau, paraît-il, pour gourmander l’un des comédiens improvisés qui ignorait la façon adéquate de déboucher une bouteille de Pastis… Delabre en l’occurrence avait fait équipe avec Cardon : une première fois dans une scène de l’Avare où Cardon prêtait son talent au personnage d’Arpagon et donnait la réplique à Delabre qui ânonnait le texte de Maître Jacques ; une deuxième fois dans l’Aiglon. Là Cardon malgré un physique un peu rude pour le personnage, s’était distribué le rôle du Duc de Reichstadt alors que Delabre dont la finesse de traits aurait mieux convenu au héros, incarnait l’empereur Franz. C’était le passage célèbre où grand-père et petit-fils se confient l’un à l’autre, et Delabre, selon un jeu de scène éprouvé, devait prendre Cardon sur ses genoux. Touchant tableau qui ne fut même pas un baume sur les plaies saignantes de Le Goanvic : les acteurs improvisés ne savaient pas leurs vers, pas plus qu’ils n’avaient su débiter auparavant la prose de Molière.

Parmi ses multiples occupations, Monsieur Le Goanvic comptait celle de veiller aux destinées du G.A.L.C. dont il était la moelle épinière, le fluide vital, le souffle générateur, et spécialement de diriger le Club de cinéma [Pythagore-film] du lycée Boileau. Le Goanvic assez curieusement était un cinéphile passionné et réalisa, avec les moyens du bord, plusieurs films aussi anodins que bien intentionnés dont il était très fier. L’un, que je veux bien supposer meilleur que les autres, remporta un prix ; mais il était question dans cette œuvre à caractère documentaire du poète Du Bellay ; le reste de sa production consistait en fables de patronage, toujours moralisantes, tournées avec la participation d’élèves et de professeurs en guise de comédiens. J’ai oublié le titre de certains des films dont il avait été le réalisateur, mais les thèmes m’en sont restés en tête. Ils duraient en moyenne une trentaine de minutes chacun.

En tête, je placerai le chef d’œuvre, celui qui faisait honneur à la tradition culturelle du lycée Boileau : la mésaventure de trois jeunes garçons qui s’estropiaient en voulant faire partir une fusée de leur fabrication vers la lune. À la fin du film les spectateurs s’aperçoivent sans étonnement qu’il s’agissait d’un mauvais rêve aux accents prémonitoires, inspiré par la providence à l’un des chimistes néophytes pour le mettre en garde contre le danger des explosifs (pendant la seconde moitié des années cinquante plusieurs enfants, croyant pouvoir jouer impunément les artificiers amateurs, avaient payé cher leur passion des voyages intersidéraux). Il y avait aussi l’Ocarina qu’un gamin  trouve dans la rue ; le jeune héros se résoudra à rendre l’objet à son légitime propriétaire après avoir résisté à la tentation très vive de se l’approprier. Je fis de la figuration dans une séquence de ce film qui avait pour décor l’un des stades de la rive gauche. Le tournage eut lieu en deux fois. La première prise fut effectuée en juillet 1963 ; la seconde en juillet 1964. Pour cette raison, acteurs et comparses vieillissent subitement d’un an sur la pellicule, passant sans transition de l’enfance à l’adolescence, sans que le thème de la fiction et sa chronologie y soient pour rien. Le dernier des films de Le Goanvic que j’aie vu avait pour sujet la crise intérieure d’un adolescent qui s’aperçoit que son père n’a jamais été le héros de la guerre d’Espagne qu’il se targuait d’être. Pour nous, élèves du lycée Boileau, ce moyen métrage présentait l’attrait d’être interprété, dans le rôle du faux résistant espagnol, par notre professeur d’éducation physique, Monsieur Malmeyda. Sauf les « dispensés » de sports, il n’était pas un lycéen de Boileau qui n’eût, une année ou l’autre, enfilé roulades-avant, petite foulée, saut en hauteur costal et course de fond sous le sifflet martial et plutôt débonnaire de ce gymnaste inévitable. Par souci de la couleur locale, on lui avait fait jouer de la guitare ; il incarnait un ouvrier, logé dans un demi-taudis dont la caméra détaillait complaisamment les contrastes d’ombre et de lumière.

L’accession de celui que nous avions surnommé Mamoumoute au rang de vedette lors de la projection publique du film avait été saluée par des clameurs joyeuses dont un esprit averti pouvait déceler l’ironie. Les autres spectateurs qui n’avaient pas la ressource de se raccrocher à cet aspect pittoresque, subissaient une lugubre peinture de la désillusion, avec ciel couvert, pluie fine, flaques boueuses et cimetière sous la brume obligés, rendus dans un noir et blanc qui ne procédait pas d’une recherche esthétique mais de l’impécuniosité de la production. On peut encore faire mention de L’Amitié n’a pas de prix : une équipe de copains a élu domicile dans une vieille demeure qu’un type de la ville achète pour la transformer en résidence secondaire. Chassés de leur refuge, les gaillards ne dissimulent pas leur hostilité à l’égard des fils du nouveau propriétaire. Ceux-ci, par chance, sauveront d’un piège qui avait été dressé à leur intention, la sœur d’un de leurs ennemis et le beau conte nous montre en conclusion les gars d’la campagne et les fils du château se promenant main dans la main, leur différend oublié.

(à suivre)

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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 17:20

 

Il y avait au lycée des activités « culturelles » ou du moins prétendues telles. Elles prospéraient sous l’égide d’un organisme filandreux du nom de G.A.L.C. Sans doute ce sigle était-il l’abréviation de quelque chose comme le Groupement des activités de loisirs et de culture du lycée Boileau : il recouvrait une série de clubs aux objets les plus divers : théâtre, photographie, cinéma, marionnettes, échecs, bridge et j’en passe. En fait, l’entreprise était trop ambitieuse en regard des ressources dont elle disposait ; le peu d’acharnement de ses membres actifs accentuait encore les difficultés qu’elle rencontrait à renaître de ses cendres, tel un phénix, année après année tandis que ses effectifs laminés à chaque rentrée scolaire par le départ de la promotion sortante devaient sans cesse se reconstituer. Tous les mois de septembre elle se replâtrait pour s’affaisser d’inanition dans les semaines qui suivaient. Les participants étaient rares ; les professeurs sur qui reposaient son organisation avaient beau caresser la vanité des élèves et parfois leur intérêt pour tenter de susciter des adhérents, leur contingent restait maigre. Réduit à une affluence minimale, le G.A.L.C. ne tardait pas à prendre un petit air de réunion de famille : un noyau restreint d’habitués, unis par le ciment de la flatterie mutuelle et de la considération professorale, qui se suffisait d’une position aristocratique au sein du lycée. Comblés par les titres pompeux et les responsabilités théoriques dont l’administration lycéenne les affublait, les élèves du G.A.L.C. s’assoupissaient avec un sentiment de supériorité heureuse dans une inertie sans histoire. Il n’y avait que Monsieur Le Goanvic pour jeter dans l’affaire un semblant de vie. Maniaque de l’énergie et du dévouement inutiles, Le Goanvic était de ces types qui, à force de vouloir rendre service à tout prix, finissent par se mettre à dos tous ceux dont la reconnaissance devrait leur être acquise. Il usait les ressources d’un corps malingre à concilier mille occupations dérisoires qui n’avaient pour résultat que de lui ôter le temps qu’il aurait dû consacrer à la préparation de ses cours et à corriger ses copies. Il passait pour très consciencieux à cause de ses multiples oscillations de droite et de gauche, de son visage aigu tendu d’une peau jaune et desséchée qui lui donnait un air de jeune ascète, de ses yeux exorbités à défaut d’être clairvoyants ; mais la surabondance des obligations qu’il se créait l’empêchait de remplir aucun de ses devoirs d’une manière satisfaisante. En plus, sa bonne volonté devenait vite encombrante, de sorte qu’au lycée Boileau beaucoup des collègues qu’il avait cru aider en les entraînant dans son sillage, tenaient ses services pour intempestifs, voire malencontreux.

J’eus Monsieur Le Goanvic pendant ma quatrième, en latin. Le bilan fut significatif. Il n’avait pas le loisir de corriger nos thèmes et nos versions : il ne nous donnait que très peu de devoirs écrits et ne nous rendait nos corrections qu’après des semaines de retard. Il fut malade durant un mois au deuxième trimestre ; ses cours étaient expédiés. Le tout, avec les meilleurs sentiments du monde dont la mise en œuvre était constamment défaillante. Sa réputation pourtant n’en souffrait pas. Où s’était-elle forgée ? Je l’ignore. D’après la rumeur lycéenne, il était bon pédagogue, apprécié par ses élèves, disposé à se sacrifier pour eux, « organisé » etc. Les parents d'élèves contribuaient largement à diffuser cette légende, abusés par ses manières cauteleuses et son optimisme forcé d’ancien scout. Quand ils venaient le consulter, ils l’entendaient appeler leur fils par son prénom, ils le voyaient extérioriser une sérénité aimable, presque joyeuse : « Paul (ou Pierre, ou Jacques) est un garçon très gentil… » Cette appréciation n’engageait à rien ; elle était suivie de remarques psychologiques faciles et toujours compréhensives sur les aptitudes banales du sujet. Dès lors, père et mère étaient persuadés de la pénétration de celui qui avait su si bien cerner les qualités de leur précieux rejeton et lui accorder une si juste importance ; ils déduisaient de la familiarité avec laquelle Le Goanvic parlait de son élève et de la connaissance qu'il avait de son caractère, que leur enfant tenait dans l'estime du maître une place singulière, indépendante de ses notations qui pouvaient être éventuellement médiocres. « Comme il suit bien les jeunes et comme il s’intéresse à eux ! » songeaient-ils avec satisfaction.

Vis-à vis des élèves, Le Goanvic usait du même enrobement amical. Il n’en tirait pas d’autre profit que de passer pour hypocrite – d’ailleurs souvent à tort – auprès d’une majorité d’entre nous alors qu’il pensait nous conquérir par ses chatteries de pédagogue "dans le vent". Ses manières étaient en effet mal interprétées par ceux-là mêmes qu’elles avaient pour but d’amadouer quand elles accompagnaient la proclamation d’une mauvaise note ou d’une punition. – Thierry, je t’ai mis un deux ; mais c’est pour te faire comprendre qu’il faudra faire mieux la prochaine fois ; et tu y arriveras, j'en suis sûr ! (grand sourire amical).

Contrairement à l’idée que Monsieur Le Goanvic se faisait de ses classes, nous n’étions pas assez aveugles pour jauger le degré de sympathie que devait nous inspirer un professeur en nous fondant sur le nombre de cajoleries plus ou moins ostensibles dont il nous entourait dans les circonstances douloureuses et sans doute inévitables où il sanctionnait notre insuffisance. Les plus malins avaient tout de suite saisi que la gentillesse de Le Goanvic se bornait à une complaisance douçâtre qui tenait plus de la volonté de faire montre de bonté que du souci d’encourager les élèves et de soutenir leur effort. Il aurait mieux valu pour tous qu’il restât à sa place plutôt que d’en sortir à demi dans le registre d’une feinte égalité qui ne trompait personne.

J’ai un souvenir révélateur à ce sujet : à la fin de notre année de quatrième, suivant un rite immémorial, nous nous cotisâmes pour offrir un cadeau à nos professeurs. Comme nous n’avions pas tous le même avis sur eux, nous avions résolu le problème en prévoyant que chacun d’entre nous indiquerait à qui il destinait spécialement son obole alors que l’usage en vigueur voulait que toutes les sommes encaissées fussent mises en commun. Monsieur Le Goanvic n’eut droit à ce régime qu’à un modeste stylobille à quatre couleurs, baromètre de sa médiocre popularité. En revanche, Bélanchon, notre professeur d’allemand, un homme plutôt distant qui n’avait jamais tenté de jouer la complicité avec nous, et moins encore l’affectivité, mais dont nous avions relevé les dispositions loyales et bienveillantes, récolta une avalanche de présents. Il lui en venait de toute part, de chacune des sections qui se trouvaient réunies dans sa classe. Je revois son air ahuri quand il découvrit les quatre ou cinq paquets amoncelés sur sa table, et sa confusion quand il nous remercia de nos dons ; en tant que professeur de deuxième langue il ne s'était attendu à aucune libéralité de notre part, et son émotion réelle, pour retenue qu’elle fût, suffisait à le prouver. D’où il ressort que les maîtres ont mieux à faire que chercher à séduire leurs auditoires, et qu’ils gagnent davantage à susciter leur confiance.

Pour le reste, Le Goanvic était tatillon. Il faisait obligation à ses élèves de posséder un carnet de tel format, un cahier dont les carreaux avaient tel espacement et les pages telles dimensions etc. ; d’écrire sur le premier d’une manière différente de celle employée pour le second. La discipline intellectuelle qu’il imposait à ses classes ne planait pas dans les nuées, on s’en rend compte ! Sa notation, déduite de la haute idée qu’il avait de sa valeur et de l’impossibilité d’admettre que ses élèves puissent approcher ses anciens exploits scolaires, était naturellement sévère.

Il y avait en lui de l’esprit de l’ex-premier de classe qui contemple sans indulgence ses successeurs. Il appliquait des méthodes qui se voulaient modernes et qu’il croyait rendre attrayantes par l’usage d’un vocabulaire original où se mêlaient références doctes et intentions humoristiques (ou conçues comme telles). À ses sections littéraires, il imposait la lecture d’une œuvre de littérature française tous les quinze jours ; une discussion en classe était prévue, qui avait reçu la dénomination de forum… Chacun devait y apporter un document rédigé de sa main, contenant un résumé de l’intrigue du roman ou de la pièce de théâtre, un portrait de l’auteur replacé dans son époque, l’exposé des caractéristiques de l’œuvre et, « en les justifiant », le compte rendu de ses impressions de lecture. Je laisse à qui veut, le soin d’imaginer les banalités, voire les âneries, dont ces échanges de vues pouvaient être l’occasion. Les poncifs scolaires que le fainéant volubile et le phraseur besogneux manient avec un égal bonheur allaient évidemment bon train.

(à suivre)

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26 décembre 2011 1 26 /12 /décembre /2011 16:43

Seuls quelques représentants de l’Université avaient revêtu leur toge d’enseignant. Notamment un type encore jeune qui assomma l’auditoire par des considérations pédantes sur la Culture dont il prétendait faire sauter les verrous et les cloisonnements. Outre que ses idées claironnantes dataient du mouvement Dada d’avant-guerre, la présentation dogmatique qu’il en donnait accusait encore leur inutilité. La culture, disait-il en substance, n’est pas seulement livresque mais résulte de toute industrie humaine. (Quelle audace !) En corollaire, tout devenait objet de culture : la chronique des faits divers, la littérature de gare, la bande dessinée, les placards publicitaires etc. L’énumération de ces nouveaux territoires gagnés à la spéculation intellectuelle durait au bas mot une demi-heure ! La faiblesse de la démonstration venait de ce que, tout en prétendant affranchir la culture de ses rapports avec le goût, l’éducation et le savoir où elle puise traditionnellement ses références, l’orateur par déformation professionnelle ne pouvait y voir autre chose que l’instrument d’une discipline scolaire appliquée aux productions les plus positives ou les plus ordinaires de la vie courante, et destinée, partant, à les dénaturer. On le sentait prêt à consacrer sa méthode d’érudit ès-lettres à l’étude du roman-photo, du tract politique, des notes administratives, des modes d’emploi d'appareils ménagers de la même manière qu’il eût étudié les plus ambitieuses réalisations du génie humain. Il n’y avait qu’un produit de l’Université française pour tirer tant de conclusions fausses de prémices aussi évidentes ; et il fallait rien de moins que ses collègues pour s’extasier sur la témérité d’une pensée pulvérisant, à les entendre, l’emprise tenace de préjugés ancestraux. De mon côté, je considérai cette palabre en forme d’exhibition virtuose comme un exercice de bavardage moins imprévisible qu’insupportable.

Monsieur Lalou nous dit de cet universitaire : –  Il vient d’être nommé à Mirmont. C’est un homme très brillant, qui n’a pas l’air apparemment de vouloir rester dans les sentiers battus. Vous pensez bien que son discours n’a pas été du goût de tout le monde ! (Entendre par là : le proviseur et la fraction conservatrice du professorat.) Lalou, lui, paraissait avoir apprécié ce morceau de haute éloquence, jusqu’à en admirer l’originalité et la vigueur.

Je profite de la circonstance pour dire quelques mots de Monsieur Lalou qui me retint un soir à dîner chez lui avec Quentin deux ans après ma sortie du lycée. Il devait avoir à cette époque environ trente-cinq ans. Comme tant de professeurs de sa génération, il péchait par excès d’indulgence pour l’anticonformisme dont les apparences lui en imposaient beaucoup plus que le fond. Je discernais dans cette inclinaison qui ne lui était pas naturelle l’influence du caractère passionné de son épouse : celle-ci, professeur de lettres comme lui, paraissait plus prompte à s’émouvoir d’une idée qu’à en examiner le sens. La religion de l’originalité qui signifiait, pour Madame Lalou, le refus des valeurs morales traditionnelles, avait fini par déteindre largement sur son mari : quand Monsieur Lalou consentira à laisser pousser dans le cou ses cheveux déjà rares, pendant l’été 1969, à une époque où ce négligé est déjà depuis longtemps passé dans les mœurs, Madame Lalou le fera remarquer à tout un chacun avec une joie enfantine. « Vous avez remarqué qu’il a les cheveux longs ? » Insistant sur ce détail physique comme si son époux venait de remporter une grande victoire sur lui-même, qui exigeait des encouragements réitérés…

Aussi quand son jeune frère, dans les mêmes circonstances, lui raconte qu’une serveuse n’a pas été aimable avec lui dans un café-restaurant du Boulevard Saint Michel à Paris, Madame Lalou décrète : « C’est à cause de tes cheveux ». Or le jeune homme a une coupe mi-longue qui, aujourd’hui que l’opinion publique s’est habituée aux fantaisies capillaires les plus débridées, ne risque plus d’effaroucher personne ; à plus forte raison dans le quartier latin où il n’y a guère que les poils coupés ras qui puissent susciter une réaction de surprise ou de malaise. – Croyez-vous que ce soit vraiment pour cette raison ? hasardai-je. Jamais en effet je n’avais remarqué que les frères Valois (Quentin et Florentin) aient pu s’attirer, par leur chevelure, la réprobation des garçons de café ou du personnel des restaurants qu’il nous arrivait de fréquenter.

Mon incrédulité a pour conséquence de tourner vers moi tous les visages, sidérés, sauf celui de Quentin qui est au demeurant le seul à être vraiment chevelu. Je deviens le point de mire pour avoir douté du martyre que subissent quotidiennement les bohèmes, les hippies et les anarchistes de France ; je me sens un peu comme un marxiste-léniniste qui réaliserait, après avoir vanté le libéralisme du système soviétique, qu’il vient de parler à une amicale d’anciens prisonniers du goulag. – Mais si, je vous assure ! réplique Madame Lalou, toutes convictions dehors. Evidemment vous ne vous en rendez pas compte : vous, on ne peut pas dire que vos cheveux soient longs ! Je lui concède que mes cheveux sont plutôt courts ; mais de là à imaginer à quel point les cheveux longs peuvent provoquer d’hostilité... – Mais si, on ne le croirait pas : c’est toujours comme cela ! etc.

J’opine pour ne pas instaurer un froid. Quentin se tait, stupéfait d’apprendre à quels périls il a jusque là échappé. Quant au frère rescapé du restaurant réac du Boul’ Mich’ il arbore le sourire modeste d’un héros qui serait l’unique survivant d’une déflagration mondiale.

Timide, tributaire de son entourage pour les questions matérielles, impressionnable, Lalou aurait bien du mal à ne pas se laisser entamer par ses proches qui forment autour de lui un rempart nécessaire contre la vie pratique, et influent par ce biais sur son jugement qu’il a naturellement fin et nuancé.

Quand je l’ai revu en novembre 1971, Monsieur Lalou avait perfectionné encore son débraillé : vieux chandail usé, chemise élimée dont juste une partie du col était visible. Il aurait dû, dans son négligé, avoir l’air à l’aise ; au contraire il me faisait l’impression d’être emprunté, plus que lorsqu’il s’habillait strictement d’un veston gris clair ou d’une veste de daim marron et d’une cravate discrète pour venir nous faire cours au lycée Boileau en 1965-1966. J’avais beau m’appliquer à l’accepter dans sa nouvelle tenue, je ne trouvai qu’un assemblage forcé de gestes, d’allure et de paroles ; rien de l’harmonie qu’il dégageait autrefois, quand il vivait en accord avec lui-même. Car, pour autant que je puisse l’affirmer, l’extérieur avait chez lui beaucoup plus évolué que la sensibilité et les goûts qui constituaient le fond de son caractère. Je pouvais en tout le cas le croire à l’entendre parler avec sérieux de son métier de professeur d’université et à le voir sagement établi dans un lotissement de la périphérie de Mirmont, propriétaire d’un pavillon qu’il avait meublé sans y mettre de recherche ou de soin particulier, calé entre une femme expansive et étourdie, « intellectuelle » comme lui, et deux gosses en bas âge. Dans un cadre aussi millimétré, pour ne pas dire : géométrique, les appels à la révolution, quand même ils remuaient en lui des aspirations sincères, sonnent faux et tout autant les sous-entendus frondeurs ou le laisser-aller vestimentaire.

Lalou eut-il l’intuition de la déception qu’il me causait ? Trouva-t-il que j’essayais de le percer à jour ? Il s’exprimait avec une sorte d’embarras, comme sur la défensive ; peut-être simplement ennuyé de ne pouvoir me recevoir sans qu’épouse et mioches viennent troubler notre entretien.

Je préfèrerais penser qu’il regrettait non ma venue, mais l’impossibilité où nous étions de converser avec l’abandon nécessaire à une véritable reprise de contact. Je ne saurais pourtant l’affirmer. Il est probable que l’impression qu’il aura tirée de moi à l’occasion de cette dernière entrevue fut aussi peu favorable que celle que je conservai ensuite de lui. Les relations que nous avions eues pendant mon année de seconde s’étaient déroulées au mieux : sans doute la sagesse aurait-elle voulu qu’elles s’arrêtent là. Monsieur Lalou professeur de français-latin au lycée Boileau et moi, l'un quelconque de ses élèves, les choses allaient bien mieux ainsi.

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21 décembre 2011 3 21 /12 /décembre /2011 19:40

 

Le plaisir de recevoir un livre aurait pu nous rasséréner ; seulement la lecture est un vice moins répandu qu’on ne le croit chez les jeunes gens et du reste nous imaginions trop bien, pour nous en réjouir, les invendus et fins de séries que nous allions rapporter dans nos foyers… En quatrième, par exemple, il m’avait été fait don, dans une édition brochée aux feuillets inégaux et à l’impression crasseuse, du… second tome du Capitaine Fracasse. Comme bien on pense, je remis le contact avec le célèbre bretteur à une époque hypothétique où la fortune me mettrait en possession du tome premier ignoré de l’administration du lycée. En troisième, malgré une année mauvaise en général, j’avais eu droit au Théâtre choisi de Corneille édité en deux volumes par la Collection Nelson, dont les caractères d’imprimerie qui transparaissaient au travers du papier, étaient à peu près illisibles.  J’étais cependant parmi les plus gâtés des récipiendaires, et devais cette grâce à l’intervention personnelle de Lenormand, notre professeur principal, qui avait voulu me récompenser de la sorte pour mes devoirs de français. Je revois encore la tête dépitée de Barbulain, un bûcheur qui cumulait plusieurs nominations enviables, comparant mes deux consistants volumes reliés avec le mince fascicule de reproductions de Picasso dont il devait se contenter pour percevoir la gratification d’une année de tension et de peine ! J’ai toujours pensé qu'il avait dû ce jour-là découvrir une forme insoupçonnée de l’injustice humaine qui ne l’aurait évidemment pas ému si elle s’était exercée aux dépens d’un de ses camarades car Barbulain était de ces garçons paisibles, toujours prêts à s’amuser sans arrière-pensée des mésaventures qui arrivent aux autres quand ils en sont tranquillement les spectateurs.

Je reviens à l’année 1967 ; je reçus le Spleen de Paris en Bibliothèque de Cluny ; le seul livre de prix de toute ma scolarité secondaire que je pus lire. Cardon obtint, si je me rappelle bien, une historiette narrée en allemand qui récompensait ses qualités de germaniste distingué. Les frères Valois, eux, n’étaient pas de la fête. Quentin était renvoyé du lycée (il continua sa scolarité dans un établissement privé de la lointaine périphérie de Mirmont) et Florentin devait redoubler sa première.

Le cérémonial se déroulait sans accroc quand un incident vint lui donner un peu de vie. La distribution commençait par les plus hautes classes pour finir par les plus petites. Les terminales, premières, secondes étaient, après les classes supérieures, les plus tôt servies sans avoir rien à faire ensuite qu’attendre. Lorsque les classes supérieures eurent la permission de quitter les lieux pour aller réviser leurs concours, les autres classes dont le tour était également passé mais qui, elles, devaient rester jusqu’à la fin, se sentirent une pressante envie de les suivre.

Un mouvement se dessina, d’abord timide, qui grossit bientôt. D’un coup les strapontins de la partie Sud du théâtre se rabattirent ; les gradins d’abord seulement clairsemés par le départ des préparatoires, se vidèrent brutalement tandis que nous cavalions dans le moins descriptible des désordres en direction de la sortie.

Ce fut une sorte de réveil bruyant, inattendu, comparable à l’effet de surprise causé par l’armée napoléonienne lorsqu’elle déboula sur le versant italien des Alpes. La confusion fut extrême, alimentée par les clameurs, les rires et les piétinements des fuyards dont la bousculade ébranlait le plancher des promenoirs qui ceinturaient la salle. Nous nous engouffrâmes dans la sortie de gauche pour nous retrouver bloqués par des pions, appelés d’urgence, qui s’étaient disposés en cordon afin de stopper net notre élan. Peu nombreux furent ceux qui réussirent à passer outre. Il y eut quelques secondes d’une lutte qui consistait à pousser, les surveillants dans un sens, nous dans l’autre. Mais déjà la tentative avait échoué : du moment qu’intervenaient les gardiens de la discipline, aucun de nous ne tenait à un réel affrontement qui n’était décidément plus de saison à la veille des vacances d’été. Notre agression fut molle : le front se contentait d’être propulsé en avant par l’arrière-garde. Finalement nous battîmes en retraite dans un chaos qui valait la débandade de notre tentative d’évasion, la précipitation en moins. Chacun reprit sa place comme si de rien n’était. C’est à peine si quelques polards songèrent à un rapprochement possible avec la percée de Nivelle, de triste mémoire.

Le proviseur improvisa un bref laïus dans lequel il blâmait notre conduite et croyait devoir nous rappeler quel était le sens profond d’une distribution de prix. Le calme se rétablit et un demi-silence succéda au remue-ménage précédent, dans une atmosphère malgré tout plus électrisée qu’au début

Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote est parlante : elle démontre l’inanité des efforts d’une administration lycéenne déjà condamnée, proche d’être emportée par la disgrâce des méthodes d’enseignement traditionnelles, ressenties par les enseignants eux-mêmes comme sélectives et autoritaires. Il allait en être ainsi de la notation chiffrée. On peut voir aussi dans cet épisode le signe avant-coureur des évènements qui devaient se produire l’année suivante, un fait isolé relié par un réseau secret à l’avènement du mai révolutionnaire qui fermentait sans qu’on pût encore le prévoir.

La distribution terminée, nous bavardons, Cardon et moi, avec Monsieur Lalou, notre professeur de français de l’année précédente. Il nous apprend que le proviseur avait exigé de tous les professeurs agrégés qu’ils fussent en toge. Mais ceux-ci, jaloux d’une dignité individuelle qui passait à leurs yeux par le refus de l’uniforme, avaient protesté avec vigueur d’une seule voix contre toute tentative d’enrégimentement. Il est bon de préciser que la presque totalité d’entre eux avait d’autant plus de répugnance à arborer un costume comme l'attribut de leur profession, qu’ils n’en détenaient aucun. Lalou nous rapporte avec jubilation la répartie d’un de ses collègues, qu’il paraît trouver à la fois spirituelle et courageuse : « Je ne vais tout de même pas m’acheter une robe pour ça ! » Submergé par une fronde unanime le proviseur avait dû s’avouer vaincu, et renoncer à la restauration d’un formalisme qui risquait de répandre la discorde dans ses effectifs les plus gradés.

(à suivre)

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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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