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5 août 2013 1 05 /08 /août /2013 15:19

L’abbé Galipeau était aumônier au lycée Boileau dans les années 60 et au début des années 70. Ses vues progressistes enchâssées dans l’exercice conventionnel de la prêtrise, faisaient de son ministère un reflet du conformisme catholique de cette époque. Il mérite à ce titre que j'en dise quelques mots.

C’était un homme encore jeune, de complexion un peu grasse sans être gros, avec une tête ronde surmontée d’une brosse qui lui donnait une expression à la fois naïve et soucieuse. À défaut de caractéristiques originales, la dominante de sa personnalité tenait à la fadeur d’une allure mal définie dont la description, par manque de substance, se résume à un constat objectif de l’humeur, de la corpulence et de la tranche d’âge. Débordé par sa tâche, l’abbé Galipeau promenait dans les couloirs du lycée Boileau dont il était l’hôte à peine toléré par un corps enseignant généralement hostile à la religion, ou au mieux indifférent, une solitude désabusée qui ne plaidait pas en faveur des joies du sacerdoce. Les cours d’« éducation religieuse » qu’il donnait aux lycéens de tous niveaux étaient trop nombreux et le fatiguaient ; on sentait en lui une résistance physique rapidement à bout. Il lui manquait les ressources d’une autorité naturelle qui seule, en l’absence d’un appareil disciplinaire capable de le soutenir, aurait pu calmer les gamins turbulents auxquels il devait enseigner les rudiments de l’histoire sainte et les principaux articles de la foi catholique. Il parlait doucement, d’une voix transparente qui n’accrochait pas, faute d’intonations et de timbre ; il ne savait pas trouver la note franche et directe avec laquelle atteindre la sensibilité, souvent fruste, des garçons qui constituaient son auditoire.

Le ton viril, la fermeté cordiale, la plaisanterie un peu désinvolte qui l’auraient fait accepter, n’étaient pas dans sa nature. La cuirasse lui faisait pareillement défaut ; au lieu de prendre les facéties de ses élèves pour ce qu’elles étaient – l’expression d’un besoin de dépense physique difficile à réfréner tout au long d'une journée de cours – il les interprétait comme un désaveu personnel et y découvrait autant de vexations préméditées à son endroit. Sans doute lui-même avait-il été en son temps un enfant délicat et paisible qui peinait aujourd’hui à se reconnaître dans les phases fébriles dont ses classes de catéchisme lui donnaient cycliquement le spectacle. Il résultait de cette méprise une incompréhension mutuelle. L’abbé Galipeau avait beau nous appeler par le prénom et nous tutoyer, procédé rarissime au lycée, aucune confiance, aucune sympathie n’arrivait à naître à son contact, brouillé par sa timidité et les blessures d’un amour propre toujours piqué.

En classe de sixième et de cinquième nous devions apprendre sous sa direction les éléments d’un catéchisme naturaliste qui lorgnait délibérément du côté de la doctrine sociale. Rien n’était plus rébarbatif pour un enfant (contrairement à l’idée que s’en faisaient les auteurs) que ces volumes sentencieux où les préceptes des Ecritures étaient de bout en bout réquisitionnés pour illustrer, dans leur application positive, les gestes mécaniques d’une réalité rendue sous son jour le plus tristement ordinaire. Arides lectures qui prétendaient restituer aux enfants un décor familier, tout rempli de chenapans dépenaillés, de vieilles femmes usées et d’ouvriers en bleu de travail tapant le carton devant un litre de rouge ; où le tableau de la banlieue industrielle tenait lieu de condensé d’humanité, exaltée avec une hypocrite bienveillance qui se gardait de déceler les lèpres, les dartres, les faussetés morales que la pénurie matérielle abrite aussi bien que l’abondance des nantis. Ces brochures pieuses qui exhibaient la condition des miséreux comme une représentation de l’esprit de pauvreté louangé par les évangiles, n’avaient pas pour propos de combattre la gêne ou l’indigence absolue. En fait, on ne les aurait pas autrement conçues si elles avaient eu pour but d’ancrer dans le cerveau des enfants le poncif idéalisé de la vulgarité entendue comme une référence de probité et peut-être même haussée au rang d'une valeur esthétique à célébrer. C’était la « télé », le « ciné », les « copains », le samedi après-midi, le café, la table en formica, le père qui revient de l’usine, tout un canevas de la vie simple et quotidienne sur la trame duquel les éditions catholiques brochaient la légende dorée des vertus journalières et chrétiennes des années 60. L’anoblissement de cette banalité palpable, qui revêtait les apparences d’une vérité révélée, débouchait sur des pétitions politiques dont la réussite, comme la suite le démontrerait, n’avait rien à attendre de l’homélie religieuse et des commandements de la foi...

Voilà à quoi ressemblait la littérature pieuse dont nous étions abreuvés à l'âge de dix ans : elle menait à un culte des réalités premières qui devait suffire à combler les inquiétudes spirituelles que nous ressentirions, une fois adultes, et à nous apprendre, contre tout risque de repliement intérieur, les vertus dominantes du pragmatisme social.

Il va sans dire que l’abbé Galipeau ne remportait pas grand succès avec ses histoires de voyous et de commères. Ces anecdotes, rendues par sa voix, faisaient penser, dans la nuance opalescente de son verbe incolore, à une page de Bruant lue par la paroissienne d'un quartier bourgeois. Issu d’une famille aisée, entré dans le clergé après quelques années d’exercice de la profession d’avocat, son intelligence ne le portait ni à l’audace, ni à l’invention ; mais, docile par tempérament, acquis aux voies nouvelles où l’Eglise s’orientait alors, il acceptait sans censure l'imploration du progrès et des nécessités du monde dont le motif envahissait la conscience chrétienne et bientôt y ferait figure de dogme unique. Les grands thèmes couramment abordés étaient alors : Pour ou contre la peine de mort ? (il était contre) ; L’Eglise doit-elle adopter des positions politiques ? (il était pour) ; La foi existe-t-elle ? (personne, répondait-il ne peut se flatter de la posséder, les plus grands saints ont constamment douté) ; On ne peut juger les hommes sur la couleur de leur peau (étant entendu qu’un indigène africain était excusable d’avoir des préjugés ethniques là où le blanc n'avait pas d'excuse, puisque, qui en doutait ?, les blancs étaient plus civilisés que les noirs.) Les relations garçons/filles (Elles seront franches et fécondes en discussions tour à tour joyeuses et réfléchies. Elles se fixeront un objectif surtout utilitaire, à défaut duquel un catholique aurait l'impression de perdre son temps : confronter les points de vue masculin et féminin et les enrichir réciproquement dans ce qui composera une « expérience positive » et prémonitoire de l'union des deux sexes dans le mariage.)

(à suivre)

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17 juillet 2013 3 17 /07 /juillet /2013 20:15

Le Vincent Cantet que je découvrais à travers cette conversation était marié, chargé de famille et propriétaire d’un appartement sur la rive droite de Paris. Il parlait de soi sans réticence, avec une sincérité directe et presque naïve qui respectait, quand il le fallait, les exigences de la discrétion. Je nommai quelques uns des élèves de la classe de philosophie de Boileau ; ils n’évoquaient plus rien pour lui. Seul le nom de Lemesle, parce qu’il faisait carrière au ministère de l’Education Nationale, lui disait encore quelque chose. Par politesse il fit semblant d’avoir gardé une vague idée de l’élève que j’étais, mais sa description d’un garçon « timide, sérieux et n’en pensant pas moins » me parut peu correspondre à l’original. La trajectoire de ces jeunes gens dont il avait assuré la formation intellectuelle le temps d’une année de terminale qui devait les dépoussiérer des dernières escarbilles de l’enfance, ne lui inspirait plus qu’une incuriosité distraite. Il écouta à peine les renseignements que je lui fournis sur certains de ses anciens élèves dont la position  professionnelle ou familiale n'excitait visiblement pas son intérêt.

Quelles traces ses exhortations avaient-elles laissées sur leurs choix, leurs espoirs, leurs réalisations d'hommes mûrs, lorsqu’il faisait miroiter devant eux les perfections d’une entité inouïe qui naitrait toute parachevée des ruines d’une civilisation millénaire ? Avait-il conscience de l’aléa qu’il avait semé sur les voies d’avenir de ces jeunes gens, quand elles étaient incertaines ?

Je retrouvai cependant intacte son attitude oublieuse et pratique ; cette espèce de gentillesse qui provenait sans doute de l’isolement contemplatif auquel l’avait incliné le succès précoce de ses dons, en même temps qu'elle reflétait dans le domaine social une ignorance ingénue dont la vie scolaire, si elle va s’éternisant, prolonge indéfiniment l'emprise. « C’est vrai, je me suis toujours efforcé d’être gentil », fit-il tandis que j’essayai de décrire l'impression que sa personnalité, distante au fond, mais enrobée d’une forme de bienveillance impartiale, avait laissée à ses élèves de Boileau. « Cela me fait plaisir que vous l'ayez remarqué... » C’est même en considération de cette gentillesse un peu vaine, que je renonçai à l’interroger sur la manière dont il avait mis en œuvre, pendant sa vie, les principes si exigeants qu’il avait entendu nous inculquer.

Après avoir préconisé en 1968 l’usage du tabac comme l'arme emblématique d’une génération hostile à la tyrannie du savoir-vivre et de la bonne tenue, Monsieur Cantet avait, à l’instar de la quasi-totalité des gens de son âge, délaissé la cigarette dans le but de ménager au maximum ses chances de longévité. Ses idées générales étaient celles des éditoriaux et des articles de fond de la presse nationale. Sa psychologie, ses propos, sa vision des choses ne révélaient rien de la myriade des connaissances qu’il avait emmagasinées au long d’une carrière essentiellement vouée à l’étude et à l’approfondissement de disciplines variées et rares. Elles ne rendaient aucun son original ou divinatoire. Sa vie, nonobstant ses travaux spéculatifs, ressemblait à celle de tout le monde. Il ne ressentait apparemment aucune nostalgie de la grande effervescence soixante-huitarde ; il n’en avait gardé que le regret d’une époque révolue où tout, pour un jeune homme de vingt-cinq ans, était plus verdoyant, plus ensoleillé et resplendissait d’une aurore dont les feux s'étaient depuis sérieusement estompés.

Le repas fut amical mais ne put se prolonger en raison d’un rendez-vous pressé qu’il avait pris pour le début de l’après-midi. Sortis du café-restaurant, nous fîmes quelques pas jusqu’à la place des Grands Hommes et nous séparâmes devant le commissariat de police du cinquième arrondissement où plus rien ne rappelait les martyrs de 68. Le soleil de janvier, probe et vif, annonçait la venue d’un printemps entreprenant qui ne demandait qu’à percer sous les rigueurs de l’hiver.

Sans doute tout homme a-t-il un « corps sublime » qui tend à raffiner l’essence parfaite de son être ; mais l’heure de son éclosion varie pour chacun de nous… Si je repense à Monsieur Cantet, j’ai du mal à recomposer de mémoire les traits sous lesquels il m’apparut lors de notre dernière rencontre. Les cinq années qui ont passé depuis cette entrevue l’ont peu à peu rendu à son apparence première, à ses années de splendeur. Je le revois en esprit sous son aspect d’alors, soustrait aux atteintes du temps par son incarnation éphémère, environné des fumées de mai 68, scintillant de son aura romanesque ;  comme un génie folâtre que le lycée Boileau, sans le vouloir, aurait libéré de sa vieille lampe philosophale…

L’image la plus frappante que je conserve de lui a pour cadre le passage en surplomb de la cour supérieure de Lamballe – du nom de la rue sur laquelle donnait la porte d’entrée de cette partie du lycée Boileau – à l’endroit même où le jeune professeur Vincent Cantet nous avait accueillis le premier jour de la rentrée de septembre 1967. Mains dans les poches, il contemplait une jeune femme, blonde et fine, un peu raide dans son maintien distingué, qui passait sèchement devant lui sans l’honorer d’aucun signe de reconnaissance car elle enseignait l’histoire dans une section différente de la nôtre et n’avait de ce fait aucun lien professionnel avec lui. Il la suivait d’un regard un peu interdit, avec une attention interrogative et songeuse, sensible à l’élégance d’une collègue dont le genre mondain détonnait par rapport à la grisaille de la gente masculine.

Cette scène de genre ne dura que quelques secondes ; mais elle se grava, je ne sais trop pourquoi, dans ma mémoire, comme une allégorie de la jeunesse. Nous sortions à peine de l’adolescence et n’étions pas encore en âge de méditer sur le thème faustien du savoir dont les élans d’un cœur sincère dissipent la veine corruptrice ; mais cet instantané de notre professeur de philosophie, distrait par l’Eternel féminin, s’imprima dans mon esprit ; il y fixa le cliché d’une vérité universelle : un reflet de ce miroitement dont chaque génération, insoucieuse de la flamme qu’elle possède, porte témoignage un bref instant avant de la souffler pour s'éteindre avec elle.

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7 juillet 2013 7 07 /07 /juillet /2013 19:23

Quarante ans s’étaient écoulés depuis le début de notre année de terminale… Je tombai sur les coordonnées professionnelles de Monsieur Cantet et décidai de lui écrire dans les semaines qui précédaient Noël. Il me répondit en m’adressant quelques lignes agréables et naturelles, et nous convînmes d’un rendez-vous après les vacances, un matin du mois de janvier à dix heures, dans la salle des conférences du lycée Henri IV. C’est là qu’il réunissait chaque semaine un auditoire de fidèles pour un cycle de leçons sur Descartes qui durait depuis plusieurs années. Je m’installai sur un siège un peu à l’écart des habitués assis dans les premiers rangs, qui formaient un public assez disparate où des jeunes gens aux allures d’étudiants côtoyaient des messieurs et des dames d’un certain âge dont la tenue vaguement bohème ou excentrique signalait le vieil amateur de distractions culturelles, abonné aux bibliothèques publiques et aux visites commentées du Louvre. Tous prenaient sérieusement des notes. Il régnait un silence fervent dans la grande salle aux deux tiers vide tandis que le conférencier dissertait sur la philosophie cartésienne en donnant lecture des textes cités et en relatant certaines circonstances de la vie du philosophe qui pouvaient illustrer la genèse et les orientations de son système métaphysique.

À cause du temps écoulé, je ne reconnus pas la voix de notre professeur du lycée Boileau dans la façon de parler du conférencier d’Henri IV. Lui-même, remarquant une tête inconnue au sein de son auditoire, en avait déduit qu’il s’agissait de son ancien élève de Mirmont, et était venu me serrer la main avant de commencer son cours. Quoiqu’il portât encore beau et fût vêtu avec une recherche discrète qui correspondait à l’image que j’avais gardée du jeune professeur de la fin des années 60, soucieux de mode vestimentaire, j’eus un mouvement de surprise en découvrant sa nouvelle apparence. Bien sûr, je m’attendais à le trouver changé par l’âge, comme je l’étais moi-même ; mais, tout entier à mes souvenirs, à aucun moment je ne m'étais imaginé que sa barbe ténébreuse qu’il lissait avec un plaisir tactile, d’un geste de la main pensif ou distrait, pût avoir disparu. Quand je lui en fis la remarque pour excuser mon étonnement – Ah oui, me dit-il, oui c’est vrai, c’était l’époque où je portais la barbe !... Il avait sacrifié sa barbe depuis de nombreuses années, lorsque son poil avait commencé à grisonner et à perdre sa belle tonalité ébène, éliminant avec elle les premiers signes de sa sénescence.

J’écoutai son cours comme je l’avais fait autrefois dans notre vieille salle du lycée Boileau, recouverte de peinture verte jusqu’à hauteur d’élève et d'une teinte crème, ternie et fanée, sur la partie supérieure des murs. Le professeur Cantet qui discourait aujourd’hui devant moi, développait ses propos avec clarté, sans complication inutile ; le style "symposium Kierkegaard" des années 70 n’était manifestement plus de mise… Pour rendre plus intelligible tel point de la morale civique de Descartes ou tel épisode de sa vie, il prenait comme exemple l’histoire récente interprétée sous l’angle de la morale cartésienne. Je notai toutefois une différence de taille entre ses propos et ceux d’autrefois. Alors qu’à l’époque du lycée l’impérialisme américain et la guerre du Vietnam lui servaient de comparaison et de métaphore pour toute proposition un peu sensible de morale politique ou personnelle, désormais, par une volte-face régressive des débuts du XXIe siècle jusqu’à la moitié du siècle précédent, il allait puiser ses illustrations dans la période plus reculée de l’occupation allemande dont son enseignement n’avait jamais fait cas en 1967/1968 où le « fasciste » désigné était non pas le partisan d’un régime hitlérien, mais au premier chef le bourgeois français, allié objectif ou complice volontaire de la C.I.A. C’était comme si Vincent CANTET, dans le choix actuel de ses références historiques, avait ajouté au laps de quatre décennies écoulées dans l’intervalle, les vingt-cinq années qui l’avaient précédé, dont l’étendue séparait l’éclosion de notre génération des derniers soubresauts du deuxième conflit mondial. La transfiguration du combattant pro-vietminh en résistant français à l’occupation nazie dessinait un bond dans l’histoire ; elle révélait surtout combien l’un et l’autre nous avions vieilli, et, lui, rétrogradé dans les profondeurs du compendium idéo-abstracto-temporel... On le sentait en phase avec le monde qui nous entourait, gagné ou peut-être seulement résigné à cette société de marché et à ses valeurs consuméristes dont la figure, pour le jeune homme de 1967-1968, avait été celle d’un diable abhorré.

Son cours terminé, nous longeâmes la bibliothèque Sainte Geneviève baignée d’un froid soleil d’hiver, pour nous arrêter un peu plus loin dans une brasserie située en haut de la rue Soufflot, dont il était le client habituel. Le patron, un homme d’une quarantaine d’années, le tutoyait et l’appelait par son prénom ; la serveuse le traitait avec une familiarité parfois taquine ; des jeunes gens, étudiants en philosophie ou anciens élèves d’Henri IV, lui adressaient la parole d’un ton confiant et sans-façon que relevait une nuance de déférence ; certains s’asseyaient un moment à sa table. Malgré la différence d’âge il les tutoyait comme des camarades. J’avais l’impression que cet asile chaleureux où les relations se nouaient et se dénouaient sans embarras dans un ballet de chaises et de banquettes occupées puis vidées au gré des allées et venues d’une assistance prolixe et changeante, lui apportait le réconfort d’une utopie à sa vraie mesure ; un abri céleste qui, comme tout modèle d'un monde idéal, bannissait l’idée du vieillissement, les contraintes de la vie sociale et résolvait les interrogations du cœur et de la destinée.

Il m’évoqua son arrivée à Mirmont ; la solitude qu’il y avait connue ; la suspicion dont l’entouraient ses collègues du lycée, impressionnés négativement par son jeune âge et sa trop rapide réussite. (J’entends encore Monsieur Lalou ironisant sur la mise recherchée du jeune professeur de philosophie dont il jugeait l’engagement révolutionnaire inconsistant, pour ne pas dire frivole.)

(à suivre)

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30 juin 2013 7 30 /06 /juin /2013 21:07

 

   Pour donner une idée de son esprit, de sa juvénilité d’alors et de son caractère, voici en vrac un florilège des réflexions de Monsieur Cantet : 

« Les autorités devraient interdire la pratique des sports » (coupables de détourner leurs adeptes des vrais problèmes.)

Lorsqu’en avril 1968 se déroulèrent les épreuves de gymnastique pour le bac, Monsieur Cantet récupéra une classe spectrale qui n’était plus composée que de dispensés hâves et étiques auxquels il refusa de faire cours. Il invita les malheureux à s’occuper de travaux personnels pendant les deux heures de classe de philosophie prévues ce jour-là, et leur signifia avec humeur qu’il n’entrait pas dans ses fonctions « d’enseigner à un parterre de rachitiques ».

« Serge Gainsbourg est le seul de nos contemporain dont on est sûr qu’il ait du génie [à propos de sa chanson Initiales B.B.] ».

« La chanson Les Sucettes [de Gainsbourg] est construite comme une fugue de Bach ».

« C’est une erreur de parler de musique descriptive ; la musique n’a pas de contenu littéral ; elle est incapable d’exprimer des sentiments, spécialement la joie ou la tristesse ».

« Le Noir [qui traduit ses états d’âme par des danses rituelles] est tout corps ».

« Vous croyez que ça m’amuse de vous faire cours sur Kant ? »

« Freud avait remarqué que la locution : petite boîte évoquait implicitement l’idée de relations charnelles. Une fois, une de ses amies qui travaillait à sa couseuse lui demanda de lui apporter une petite boîte dont elle avait besoin pour continuer son ouvrage. Freud rit et la quitta précipitamment en lui disant : - Non, non, merci, Madame ! ».

 Ah ! Le merveilleux spectacle qu’Antonin Artaud, poète inspiré et maudit, frappant à coups redoublés sur un bidon de fer… (L’un de nous courrouça Monsieur Cantet en observant : « Les voisins ont dû apprécier ! »)

 Ah ! L’admirable morceau de cinéma que la partie de tennis imaginaire de Blow Up, le film d’Antonioni !...

« Le rapprochement entre marxistes et chrétiens ?… c’est Christianisme et Banania ».

« Les Etats Unis comprennent plus d’habitants que le Vietnam ; dans ces conditions, la mort d’un vietnamien compte nécessairement plus que celle d’un américain ». 

Avisant l’un de ses élèves qui lisait pendant son cours l’avant-propos de notre manuel de philosophie : « Vous lisez en classe le livre de ces marchands de soupe ?... et la préface en plus ! » 

J’arrête là la nomenclature des pensées les plus saillantes de notre professeur, celles en tout cas dont j’ai gardé le souvenir.

À je ne sais plus quelle période de l’année 1969, Cardon, un soir, tomba par hasard à Paris sur Vincent Cantet, avec qui il prit un pot au drugstore des Champs Elysées, mais sans apprendre rien de précis sur ce qu’il était devenu.

Trois ans plus tard, nous nous trouvions, mon vieux camarade de classe Noël Delabre et moi, à la librairie La Pochothèque de Mirmont qui venait d’ouvrir ses portes. Tandis que nous inspections les rayonnages du magasin pour y découvrir les dernières nouveautés, j’avisai un livre de la collection 10/18 qui proposait en deux tomes les minutes d’un colloque consacré à la pensée de Sören Kierkegaard. Sans intention arrêtée, je jetai un regard sur le dos du livre où figurait le nom des philosophes ayant participé à ce débat. Je remarquai celui de Vincent Cantet ; aussitôt j’appelai Delabre qui se montra vivement intéressé. Nous nous mîmes en devoir de repérer et de lire les communications de notre ancien professeur pour tâcher d’en extraire les saveurs déjà un peu oubliées de nos cours de philosophie de jadis. L’ouvrage se présentait comme un procès-verbal rébarbatif d’actes, gloses et apostilles de haute sapience, dont la formulation hermétique décourageait toute intrusion du vulgaire, invité sans ménagement à chercher ailleurs des aliments pour sa réflexion. Les tirades et dialogues qui émaillaient les échanges du docte aréopage portaient sur des points de métaphysique abscons, exprimés dans un amphigouri impénétrable. Les interventions de Monsieur Cantet ne dérogeaient pas à la règle. Dans l’une d’elles il développait l’idée que l'œuvre du philosophe danois se concentrait tout entière autour d’« un trou » dont l’attraction centripète, comparable, si j’ai bien compris, à la force d’aspiration d’une bonde d’évier, présentait une importance primordiale pour qui voulait saisir, dans son dynamisme interne, le génie du Concept de l’Angoisse et du Traité du Désespoir. Nous restâmes d’abord interdits, avec le sentiment de ne pas comprendre... Puis l’incongruité de cette triviale appellation de « trou », rapprochée de la culture de bon ton dont le lycée Boileau s’était flatté d’orner nos esprits, nous ramena par contraste à l’époque où nous étions collégiens. Nous partîmes tous deux d’un fou-rire irréfléchi et invincible qui causa l’étonnement du libraire, peu habitué à voir des clients rire aux larmes lorsqu’ils consultaient les livres de son rayon Idées.

Tel fut pour nous le dernier avatar, posthume en quelque sorte, de notre mentor en philosophie, prématurément emporté par la tourmente de mai 68.

(à suivre)

 

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25 juin 2013 2 25 /06 /juin /2013 19:04

Je repense aux élèves prometteurs de notre année de philosophie… Les noms me reviennent en mémoire de nos camarades qui eurent la mauvaise fortune de lever des options contraires à leurs chances d’avenir, emportés par les mirages vite évanouis de 68, engagés à rebours de leur nature et de leurs aptitudes dans des chemins remplis d'ornières, loin des avenues ombragées et fleuries dont le lycée leur garantissait le tracé rectiligne.

Ce fut le cas de Blandin, par exemple ; étudiant en sociologie, devenu travailleur social au sein de l’équipe « ville nouvelle » de la Cité des Moulins [voir ci-après : L’Abbé Galipeau]… de Dominique Durémy, également. Lui, n’était pas issu de notre classe de terminale mais sa métamorphose témoignait d’une influence analogue à celle que nous avions subie. Ce garçon avait en son temps compté parmi les grands espoirs de Boileau ; la variété et la souplesse de ses dons lui avaient valu de cumuler à la fin de son année de première deux prix de concours général dans la foulée desquels il s’était rendu à Paris pour y poursuivre ses études au sein d'un des meilleurs lycées de la métropole, évidemment empressé d’accueillir un élément aussi précieux. La légende qui lui survivait à Boileau était celle d’un garçon très doué, modeste et suffisamment étourdi pour s’être présenté un jour au lycée en pantoufles alors qu’il pensait avoir mis ses chaussures. En mai 68 on l’avait revu aux portes de notre lycée où il était venu épauler ses condisciples des années passées ; libéré des cours du lycée Henri IV dont les activités étaient momentanément en suspens, il était revenu occuper ses loisirs forcés à Mirmont, auprès des siens. Son humeur, jadis paisible et rêveuse, était devenue impatiente ; il s’exprimait, comme ses compagnons de lutte, d’un ton âpre et emporté qu’on n'aurait pas supposé chez lui. Durant les années qui suivirent, Durémy, entré dans le champ clos des conflits parisiens, se mêla d’obscures campagnes idéologiques et de controverses abstruses, argumentant par ses harangues et ses écrits les oppositions toujours à vif d’une mouvance estudiantine dont les prétentions velléitaires allaient d’affrontements en ostracismes. Passé cette période de luttes idéologiques, il fut finalement trop content d’obtenir une maîtrise d'Histoire que vint compléter un diplôme de bibliothécaire… Jaillet, lui aussi, faisait partie des têtes pensantes de la classe de philosophie ; il monta sur Paris pour y mener, dans des conditions que j’ignore, une vie dissipée. Les principes que nous avions entendu enseigner pendant notre dernière année de scolarité, régie par un programme d’abstractions étanches à toute immixtion du critérium moral, étaient bien peu faits pour le défendre des tentations qui l'assaillirent alors. Un de nos anciens camarades m’apprit plus tard que le malheureux Jaillet, avili et dégoûté par le spectacle de sa propre déchéance, avait fini par abréger volontairement ses jours.

À ma connaissance, aucun observateur politique n’est parvenu à dégager les raisons pour lesquelles la bourrasque de mai 1968 éclata précisément à cette date, et non pas six mois ou deux ans plus tard, ni pourquoi elle s’interrompit au bout de quelques semaines, ne laissant après elle qu’un état d’esprit dont elle était moins le creuset que l'épiphénomène. Bien sûr les réformes se précipitaient alors dans le domaine des mœurs, des lois et des pratiques religieuses... L’émergence sur le marché économique d’une génération nantie et avide de jouir des libertés mises à sa portée, expliquait l’ascendant un moment exercé par le dogme d’un bouleversement radical fondé sur la suprématie des valeurs individuelles, mais n’en donnait pourtant pas la clef. Cette tendance allait en tout cas marquer durablement, de son empreinte collective, la vague des jeunes soixante-huitards dont la vie adulte, docile aux sirènes de l’air du temps et de l’opinion générale, évoluerait par la suite sous le signe de la passivité et de la capitulation. Justifié par des circonstances ambiantes dont il n’était lui-même qu’un produit un peu plus complexe que les autres, Vincent Cantet, par son enseignement mais aussi par le modernisme de son allure, avait vanté à ses élèves l'aire d’un universalisme idéal que très peu étaient de taille à comprendre et moins encore capables de maîtriser. Il avait tenu auprès de nous le rôle du professeur Bouteiller de Barres, qui convainc les meilleurs sujets de la classe de philosophie du lycée de Nancy d'oublier leur nature de jeunes lorrains pour les espaces kantiens d’un radical-socialisme sans ancrage.

Vincent Cantet disparut de notre existence aussi soudainement qu'il y était entré, semblable à une figure de music-hall ou de théâtre restée indistincte pendant toute la représentation, qui s'effacerait derrière le rideau de scène ou dans l'obscurité d'une rampe éteinte sans avoir livré rien d'elle-même à la curiosité et à l'affection de son public.

(à suivre)

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16 juin 2013 7 16 /06 /juin /2013 20:31

À partir du 13 mai 1968, le lycée restait ouvert mais tous les cours étaient suspendus, faute d’élèves pour les suivre. Monsieur Cantet fit une ultime et brève apparition pour prendre congé de nous et solliciter une dernière fois nos services de colporteurs placiers ès-affiquets, quinquets et verroteries de la révolution prolétarienne... Les lycéens erraient dans les couloirs et investissaient les salles de classe désertes du lycée où les discussions fleurissaient sur les sujets du jour ; un piquet de grève spontané, dont la composition se modifiait perpétuellement en fonction des allées et venues des uns et des autres, tenait ses assises devant le grand portail de la cour d’honneur du lycée. Le temps était au beau fixe, le ciel perpétuellement bleu. Des camarades que nous avions connus placides et conciliants, s’exténuaient en discours enflammés où revenaient les mots d’infrastructure, de rapports des forces productives, d’aliénation, de travailleurs et d’exploitation de l’homme par l’homme, menaçant de représailles tout auditeur dont l’adhésion manquait de chaleur. Comme des spectres, les professeurs communistes rôdaient autour d’eux, désœuvrés, affectant une ouverture d’esprit sympathique aux idées de leurs élèves de la veille, mais hostiles au fond à un réveil révolutionnaire qui ne devait rien aux directives de l’Union soviétique et se faisait même un mérite de larder de critiques sévères les réalisations du kremlin.

J’évoquerai à ce propos le souvenir d’un camarade, Colin, dont l’humeur égale, le plus souvent enjouée, était celle d’un garçon amical et facile à contenter. Il vibrait pour le sport et chérissait le football qui absorbait le plus clair de ses loisirs. Jamais on ne l'aurait imaginé en proie à une passion vindicative ou cédant à une réaction nerveuse qui n’aurait pas eu pour cause les scores décevants d’une équipe de footballeurs, la sélection aberrante des joueurs ou la partialité d’un arbitre. L’enseignement métaphysique que nous recevions depuis huit mois, paraissait couler sur lui sans laisser plus d’imprégnation que l’eau de source sur la roche. Il était le fils du directeur d’une agence bancaire qui n’ambitionnait certainement pas de vivre en guerre ouverte contre la société. Or, la grève générale une fois décrétée, Colin, pour des raisons mystérieuses, versa dans le fanatisme ambiant avec une ferveur inattendue de sa part ; sans doute son besoin de dépense physique, que suffisaient à satisfaire d’ordinaire ses exercices sportifs, avait-il trouvé un exutoire plus efficace encore dans les décharges violentes de l’exaltation politique… Tout échange de vues qui tendait à modérer ses nouvelles convictions se terminait par des anathèmes ou des insultes.

Passé cette phase de trépignements et de paroxysme, je revis Colin redevenu lui-même en septembre 68 ; il vendait des livres scolaires d’occasion, juché derrière un éventaire qui occupait la moitié du trottoir de la rue Victor Hugo, le long de la façade de la librairie Millaud. Cette enseigne était à Mirmont synonyme de livres et de papèterie. Il me fit signe. Sa jovialité d’avant les évènements était de retour. Il m’expliqua en quelques mots qu’il avait pris un emploi de vendeur saisonnier pour se faire un pécule à l’aide duquel il comptait s’acheter une voiture. Puis, s’étant avisé que ses projets actuels s’accordaient mal avec les emballements révolutionnaires de la saison précédente, il me fit comprendre qu’il pesait maintenant avec recul cette période de transes juvéniles, et clôtura le sujet d’un air entendu et débonnaire en remarquant que, quant à la révolution étudiante, de toute façon, « ça ne pouvait pas marcher ».

Les grands perdants de 68 furent ceux de nos camarades qui misaient avec le plus de sincérité ou d’acharnement sur un bouleversement social dont ils se proposaient de former l’avant-garde. Beaucoup d’entre eux comptaient parmi les élèves qui s’étaient distingués pendant leur année de philosophie. Tandis que Monsieur Cantet, après s’être incarné devant nous comme une entité transcendante et fugitive, poursuivait en toute sûreté sa trajectoire dorée sur les hautes cimes de l’Instruction publique, eux appliquèrent naïvement les principes de rébellion qu’il nous avait légués et, comme oints d’une grâce céleste, se refusèrent à intégrer les institutions d’enseignement dont les filières traditionnelles s’adressaient pourtant à des intelligences comme la leur, diligentes et moutonnières. Notre camarade Plichon donna l’exemple le plus navrant de ce sacrifice absurde, consenti par dévotion aux consignes édéniques du Supérieur Inconnu. Pendant les années 1969, 1970 on l'apercevait dans les rues de Mirmont, traînant et se dandinant de sa démarche lourde et maladroite, l’air oisif. Une fille l’accompagnait parfois, que son laisser-aller, ses formes boulottes et son physique ingrat signalaient comme une prosélyte gauchiste. Lui-même déambulait vêtu d’un bleu de travail crasseux, sa grosse tête dodelinant au rythme de son pas indolent, dépeignée et mal rasée ; reflétant une hébétude sans joie. Il avait commencé sa licence de philosophie à la Faculté de Mirmont et s’était immergé dans un milieu étudiant où l’apathie tenait lieu de révolte contre un état de choses jugé insupportable, et où chacun attendait dans l'accablement l’émergence d’un bien universel qui lui permettrait sans autre effort d’atteindre le bonheur. Avant de sombrer dans cette errance sans but, Plichon avait été, de sa sixième au baccalauréat, l’un des meilleurs sujets de Boileau… Qui est encore là pour s'en souvenir aujourd'hui ?

« C’est vrai… ? Vous n’avez jamais consommé de la drogue ? » nous avait demandé dans les derniers temps Monsieur Cantet sur le ton d’une sollicitude indulgente dont on use envers un enfant attardé dans le but de l'éveiller à des réalités qu'il ne soupçonne pas. Cette leçon d’émancipation, pour implicite qu'elle fût, n'avait sans doute pas été perdue pour le scrupuleux Plichon.

(à suivre)

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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 20:12

À qui l’interrogeait sur ce qu’il ferait après le bac, Lemesle répondait tout de go : l’E.N.A., l’Ecole Nationale d’Administration dont la réputation à la fin des années 60 était illustre… Les talents naturels qui inclinaient Lemesle à ambitionner cette scolarité glorieuse seront suffisamment illustrés par l’anecdote suivante : Notre professeur de français-latin, Monsieur Larose, eut une fois l’idée d’interroger notre camarade sur ce qu’il pensait de la pièce Ubu roi. Larose comme Lemesle était d'une suffisance sans limite. Un trait décrira notre professeur de lettres : attaché à administrer en toute occasion la preuve de son purisme d’expert en beau langage, Monsieur Larose, lorsqu’il parlait, marquait toutes les liaisons entre les mots, même celles qu’il est d’usage d’éluder à cause de leur caractère disgracieux, et prononçait les e muets, ce qui donnait, par exemple, « Les pensé-eu de Pascal ». Larose avait reconnu d’emblée en Lemesle son digne émule et lui témoignait pour cette raison une estime de connaisseur et presque l’affection d’un coreligionnaire. C’est ainsi qu’il avait estimé utile de recueillir publiquement l’avis de notre camarade sur l’œuvre phare d’Alfred Jarry, en l’invitant pendant un cours à exposer ses goûts littéraires. Sans prendre la peine de se lever, Lesmesle avait répondu depuis sa place que, s’il avait effectivement lu l’Ubu Roi de Jarry, il préférait en l’état réserver son opinion, faute d’avoir pris connaissance des commentaires critiques écrits sur la pièce, dont la lecture seule lui permettrait de se forger une opinion. L’à propos et le sérieux de cette réponse s'étaient attirés un hochement de tête approbateur de notre professeur qui n’avait pas caché sa satisfaction de trouver chez l'élève qu'il distinguait de son estime des dispositions aussi flagrantes à la méthodologie et à la recherche intellectuelle dont il se targuait d’être lui-même un impeccable exemple.

Mon dernier souvenir de Lemesle remonte à la fin de notre année de terminale. Celui-ci se rendait dans les locaux de Boileau à je ne sais plus quelle épreuve à option qu’il présentait dans le but d’améliorer, s'il était possible, ses résultats au bac. En dépit de ses convictions libertaires, Lemesle avait enfilé pour l’occasion un veston bleu marine et poussé l’élégance jusqu’à nouer une cravate. À la veille de mai 1968, ce souci de stricte correction n’avait déjà plus un caractère impératif ; mais Lemesle qui visiblement n’avait rien laissé au hasard, voulait tirer les meilleurs fruits de son épreuve facultative ; il se faisait fort de flatter chez son examinateur la croyance anachronique en un modèle d’élève discipliné et respectueux des formes, dont il lui fournirait le mirage ensorcelant. Trois de ses bons amis qui passaient par là, amusés de le voir endimanché, l’apostrophèrent d’un ton goguenard. Eh eh, oh dis donc !... En guise de réponse, Lemesle esquissa une espèce d’entrechat accompagné d’une mimique faussement facétieuse qui voulait dire, dans le primesaut d'une pirouette chorégraphiée sur le mode cynique et léger, qu’il n’était pas dupe de son costume de major de promotion mais qu’il lui fallait bien après tout sacrifier au rituel d’une sélection qui s’imposait à lui comme aux autres, quelque répréhensible qu’elle fût…  [Cette concession, on l’aura compris, ne forçait pas trop la nature de Lemesle qui était tout sauf intrépide ou enclin à des attitudes séditieuses. Quelques années plus tard notre condisciple passa avec succès une agrégation de lettres classiques avant d’entrer par voie interne dans le corps des administrateurs civils où il a fait carrière depuis dans les bureaux de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.]

Dans la dernière phase de son enseignement devenu ouvertement politique, Monsieur Cantet nous exhortait à refuser toute compromission avec le système et à nous engager dans une lutte sans merci contre le programme de la bourgeoisie libérale. Il n’était pas démocrate, nous disait-il, car l’action révolutionnaire, tant que les masses n’avaient pas reçu la formation doctrinale capable de les désaliéner, dépendait des intellectuels et devait se concevoir hors du creuset de la volonté populaire. Les étudiants, pour casser le carcan social, devaient refuser de préparer des concours et d'entrer dans la compétition des études universitaires et des grandes écoles. Lui-même se disait prêt à renoncer à son diplôme auquel il n'attachait aucun prix. Il nous incitait à constituer dès à présent des groupes d’action qui pourraient relancer la révolution après les congés d’été auxquels il n’était pas question que quiconque renonçât, aussi enragé fût-il.

Ce discours répété au fil des évènements, de la période des premiers germes à celle de leur éclosion, avait fini par exercer, malgré son peu de cohérence, une influence sensible sur notre classe dont les têtes pensantes puis, à leur suite, le peloton des laborieux s’étaient laissé pénétrer progressivement par la légende maoïste dont La Chinoise de Godard avait l’année précédente célébré les prestiges culturels. L’appel que notre professeur de philosophie lançait à nos vertus d’abnégation, quand lui-même se réservait une carrière sans à-coups dans l’un des établissements les plus enviés de la capitale, la confiance dont il nous honorait en nous donnant mission de répandre le socialisme révolutionnaire dans les coins les plus reculés du mirmontois, en nous abandonnant libéralement le choix des moyens, transportait la plupart de nos camarades comme un adoubement merveilleux qui les aurait doués du pouvoir de dissiper un monde maléfique peuplé d’enchanteurs ventripotents et de chevaliers invalides, prêts à se faire occire.

(à suivre)

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2 juin 2013 7 02 /06 /juin /2013 19:23

Le besoin d’émancipation de ses élèves trouvait un semblant de réponse dans l’allure in de notre jeune professeur dont l’enseignement flottant et libertaire aplanissait toutes les contradictions sous l’impact d’un postulat unique, conforté par l’opinion d’Herbert Marcuse, selon lequel les jeunes, et la jeunesse en soi, avaient forcément raison sur les vieux… En même temps que cette affinité se forgeait, issue de notre appartenance à une même génération, un nouvel élément vint rapidement la fortifier. Notre programme comprenait (par la fantaisie de notre professeur ou pour satisfaire les fantasmes de la fonction publique ?) l’étude des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud dont la génération qui nous précédait ignorait à peu près tout. La thérapie psychanalytique passait dans ces années-là pour une bizarrerie yankee dont les humoristes français, habitués à railler le peuple américain pour son infatuation crédule, faisaient volontiers leur cible. Cette nouvelle matière à défricher, offerte à des curiosités encore neuves, ne pouvait qu’accentuer un divorce déjà latent entre notre classe d'âge et celle des adultes dont elle soulignait l'incapacité avant que celle-ci se nourrît à son tour des poncifs du freudisme, bientôt popularisés par le cinéma, les magazines, le roman et le jargon du temps.

Les vacances de Pâques nous renvoyèrent à nos foyers moins de quinze jours après le mouvement de protestation étudiante du 22 mars dont les retombées furent ajournées par les congés ; nous rentrions un mois plus tard, le 22 avril. En fait, cette dernière tranche de l’année scolaire devait se limiter à trois brèves semaines de classe qui s’achevèrent le lundi 13 mai où les élèves de Boileau, comme ceux de l’ensemble des lycées de France, décrétèrent la grève générale.

En ce mois d’avril 1968 la majorité de notre classe de terminale baignait déjà dans un courant de sensibilité contestataire ou gauchiste, si l’on peut synthétiser par ces mots un conglomérat d’idéologies dont les sources composites ne devaient jamais être clairement débrouillées par leurs prosélytes eux-mêmes ; les heures de cours s’étaient muées en forums de discussion où le débat politique avait la part belle ; la répression des premières manifestations étudiantes dont les photographies en noir et blanc faisaient les bonnes pages de Paris Match, y était jugée et condamnée sur pièces. Monsieur Cantet qui, plus que jamais, multipliait les allées et venues entre Mirmont et Paris, rapportait des nouvelles dramatiques de la capitale dont les forces insurgées, ramassées entre Sorbonne et Odéon, étaient, selon ses dires, assiégées par des bataillons de C.R.S. acharnés à en découdre. Comme le triomphe de la liberté était proche, notre professeur s’était mis par avance à l’unisson ; il fumait désormais dans la salle de cours et nous invitait, si nous le souhaitions, à en faire de même, ou au moins à prendre des cigarettes pendant les intercours (il n’était plus question de récréations).

Les meilleurs élèves en philosophie s’érigeaient en censeurs dogmatiques de la Révolution. Monsieur Cantet nous avait enseigné qu’un philosophe ne pouvait plus, à l’époque actuelle, s’abstenir de prendre parti sur la politique. Par lui, nous savions que les correcteurs du concours de l’agrégation attendaient de la dissertation d'un candidat qu’elle rendît compte de l’engagement de son auteur au service de la bonne cause. Aussi, le lauréat Vincent Cantet avait-il remporté son concours en digressant à partir du sujet proposé, sur le thème particulier de la guerre au Vietnam qui lui avait permis, pour son plus grand profit, de flétrir par écrit l’anticommunisme des Etats-Unis.

Parmi les élèves les plus en vue de la classe figurait Philippe Lemesle, un transfuge de la section « C » où il avait fait sa première. Hautain, Lemesle observait une distance patricienne à l’égard de ceux qui n’appartenaient pas à la coterie des disciples les plus aimés de Monsieur Cantet. Mais il ne lui coûtait pas de revenir sur ses préventions sitôt qu'un de nos camarades, catalogué au départ dans la catégorie des fossiles, remontait du fond fangeux du classement jusqu’à la crête de la notation pour se fondre dans l’écume mousseuse des amis du genre humain. Telle avait été l’évolution rapide de Garnot, un garçon massif et râblé qui, quand on le voyait ramassé sur son bureau, soufflant et ahanant dans un effort de réflexion pénible, faisait penser à un percheron harassé qu’on aurait attelé à un engin aratoire trop lourd pour ses forces. Si le visage de Garnot semblait avoir été modelé dans une matière épaisse et rétive au ciseau du sculpteur, Lemesle, lui, avait des traits fins et une constitution déliée ; choyé pendant son enfance par une famille simple à laquelle il n’avait plus voué, à partir de l’adolescence, qu’une morgue impatiente, remplie du dédain que lui inspirait un milieu illettré qui le révérait à l'égal d'un dieu, il se faisait de lui-même et de sa destinée une idée ombrageuse mais magnifique. Rien ne pouvait l’attirer dans l’allure massive et commune d’un Garnot et il se passa un bon trimestre sans que Lemesle se sentît tenu de jeter seulement un œil sur le cheval de trait qui suait et haletait à quelques pas de lui, dans cette aire de contention morale où Garnot tirait mentalement son équipage de labour. Mais lorsqu’à force de s’acharner, celui-ci se hissa dans le rang des rares philosophes qui parvenaient à peu près à suivre les démonstrations professorales, Lemesle abjura ses préjugés et s’établit immédiatement comme l’un de ses meilleurs amis, partageant avec lui les douceurs d’une amitié complice…

(à suivre)

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26 mai 2013 7 26 /05 /mai /2013 19:52

Le premier trimestre de l’année scolaire se terminait donc sur un statu quo que la confrontation des trois premiers mois n’avait pas sensiblement modifié. À part une poignée d’élèves dont l’intelligence s’ouvrait au maniement des abstractions et des concepts, l’ensemble de la classe campait sur la réserve. Encore nous apparaissait-il que la capacité de quelques uns à saisir l’essence raffinée des choses, ne leur donnait pas plus de discernement, quand ils réagissaient aux réalités courantes de notre vie de lycéens et aux accidents qui l'émaillaient, que s’ils étaient restés, comme avant, étrangers à l’Arcadie de l’esprit. Notre professeur montrait lui-même, à travers certaines de ses réflexions pétries d’un sentiment partial ou ingénu, que les supputations d’un esprit spéculatif ne se confondent pas avec la sûreté de jugement qui, si l’entendement humain pouvait y atteindre, le conduirait à gravir les ultimes degrés de la vérité et de la sagesse.

L’ambiance de la classe de philosophie, passé la phase inaugurale des trois mois automnaux, allait progressivement se modifier pendant le deuxième trimestre de l’année scolaire avant d’aboutir au printemps 68 à la cataracte qu’on sait. Déjà, à Mirmont, le dernier trimestre de l’année 1967 avait donné lieu à une agitation inaccoutumée. Des cortèges de manifestants bloquaient de temps à autre les carrefours de la ville, appelant à la défense du peuple vietnamien contre l’agression des Etats Unis. U.S. go home ! clamaient les banderoles et les slogans lancés par les contestataires. L’opération Un Bateau pour le Vietnam rassemblait les mécontents du régime. Une grande soirée avait été organisée sur ce thème dans le vieux théâtre de Mirmont, pour collecter des fonds et soutenir la révolution communiste. Plus d’un professeur du lycée Boileau s’y était associé. Les noms circulaient de cette nouvelle race d’enseignants « engagés » dont nous comprenions difficilement qu’ils fussent à la fois les gardiens de la discipline et du conformisme dans les murs du lycée, et des séditieux ou des rebelles hors de son enceinte. C’était les dernières semaines de l’année 1967…

Comme chaque année, je passai les fêtes de Noël en famille, à Paris où mes grands-parents maternels, domiciliés aux abords du Panthéon, nous accueillaient avec nos cousins pour les fêtes. Nous avions l’habitude, nous les enfants, de descendre le Boulevard Saint Michel jusqu’à la Seine et, après nous être attardés au premier étage de la librairie Gibert pour y feuilleter des livres d’occasion, de longer les quais en regardant les éventaires des bouquinistes accrochés aux parapets. En ce mois de décembre 1967, il régnait dans le quartier latin une atmosphère électrique qui différait de celle que nous avions connue les années précédentes. Il fallait sans doute l'inexpérience de mon jeune âge et l'assurance naïve que je tirais de la quiète harmonie d’une existence provinciale pour saisir, comme je le fis, l’âpreté inaccoutumée qui émanait du quartier étudiant de la capitale. Le boulevard et la place Saint Michel, de même que les rues adjacentes, regorgeaient de jeunes gens aux cheveux ébouriffés, dépenaillés, qui distribuaient aux passants des tracts grossièrement ronéotypés, rédigés en termes agressifs, où il n’était question que d’écraser l’impérialisme américain, de défier le « tigre de papier » et de pulvériser « le grand capital ». Des slogans zébraient les murs, dénonçant la montée du fascisme et les crimes du « monde libre ». Je me souviens d’une affiche publicitaire placardée sur le pignon d’un immeuble du quartier de La Huchette, qui portait en graffiti le nom d’un « fasciste » suivi de son numéro de téléphone et de l’injonction faite à tout individu de bonne volonté d’aller séance tenante lui faire un mauvais sort. Quelques mois plus tard, j’avais l’occasion de contempler dans le hall de la Faculté des lettres de Mirmont, investie par les grévistes du mois de mai, le nom des « condamnés à mort du tribunal révolutionnaire » dont la liste, qui regroupait notamment les activistes les plus célèbres de la faculté de droit, s’étalait en grosses lettres bâton sur un calicot accroché à hauteur de plafond.

À Paris, des proclamations pacifistes, des pétitions pour l’émancipation du prolétariat s’étalaient sur la façade des immeubles, collées sur les devantures des magasins et sur les arbres du boulevard Saint Michel. L’agitation ne désarmait pas ; la trêve traditionnelle des fêtes de fin d’année semblait n’avoir pas prise sur l’effervescence générale. Cette tension politique qui surprenait par son omniprésence, répandait sur le Paris estudiantin, de la fontaine Saint Michel au théâtre de l’Odéon, comme une odeur de poudre et le grondement d’un soulèvement en puissance dont la charge ne demandait qu’à éclater. Mais si le jeune promeneur de dix sept ans, tout imprégné de l'atmosphère de Paris, était assez réceptif pour en percevoir les émulsions, aucun des chroniqueurs, hommes publics, sociologues ou publicistes qui se flattaient de juger l’évolution de la société et d’en pénétrer les raisons, ne sut anticiper la venue du mai en fermentation. Ils assistèrent à l’éclosion de cette saison atypique sans l'avoir un instant pressentie ni s’être préoccupés des signes avant-coureurs qui l’annonçaient. Le saisissement fut tel que beaucoup s’empressèrent alors d’adhérer au nouvel ordre des choses dont l'avènement leur parut d’autant plus indiscutable qu'ils ne l'avaient pas prévu.

Après les vacances de Noël et du 1er de l’an, la rentrée de la nouvelle année 1968 vit l’influence morale de Monsieur Cantet s’accentuer sur la classe. Son côté « mode », sa barbe de jais, sa silhouette élancée, son allure soignée d’intellectuel progressiste acquis aux normes capillaires et à la pilosité du castrisme, son érudition dont nous ne doutions pas, bien qu’il en fît peu usage avec nous, avaient fini par s’implanter comme une sorte de flagrance dans notre paysage quotidien. Par sa manière d’être Monsieur Cantet en était venu à figurer le tableau symbolique de tout ce que nos parents ne pouvaient pas comprendre, en même temps que par ses propos il les désignait comme incapables de transmettre à leurs enfants une pensée originale ou véridique. Pour ses élèves, privés chez eux d’interlocuteurs instruits ou simplement intelligents, la parole du philosophe, peut-être parce qu’elle tranchait sur le « silence éternel » d’un monde obstinément taciturne, devenait l’instigatrice d’un dialogue qu’ils souffraient de ne pas cultiver avec leurs familiers et qui, par son absence, les enfermait en eux-mêmes comme dans une souricière.

(à suivre)

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16 mai 2013 4 16 /05 /mai /2013 18:11

Au mois de décembre 1967, Monsieur Cantet n’avait toujours pas réussi à briser la glace de scepticisme qui l'entourait, non pas que ses qualités de pédagogue fussent discutées, mais les pensées, les analyses intellectuelles, les références culturelles dont il devait enrichir notre esprit, y stagnaient comme des particules exogènes. Sauf pour de rares élus, les grandes antithèses de l’action et de la réflexion, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, de l’idéalisme et de la méthode expérimentale répandaient dans nos rangs un sentiment d’incompréhension dont nous nous accommodions avec résignation. Il y avait beau temps que nous connaissions les limites de nos facultés d’intelligence, et la médiocrité de nos palmarès antérieurs protégeait la plupart d’entre nous de toute prétention trop hardie à la science infuse ou aux vues encyclopédiques.

Ainsi, lorsque Monsieur Cantet, peu avant les vacances de Noël décida de nous faire observer une minute de silence en l'honneur de Régis Debray, retenu prisonnier en Bolivie, cette initiative originale ne provoqua-t-elle de notre part qu’un stoïcisme indifférent, relevé tout de même d’un peu d’étonnement ; une grande majorité d’entre nous ignorait tout du malheureux guérillero à qui il nous allions rendre cet hommage inusité. Notre professeur nous fit un bref discours pour nous décrire la cause à laquelle se dévouait le héros du jour et les périls qui l’environnaient. À Boileau, l’autorité professorale s'estimait justifiée à répandre ses directives sans souffrir d’objection ; rien ne l’empêchait d'exercer en l'occurrence son pouvoir sous le portique hellène de la maïeutique, au nom de la liberté même qu’elle bafouait. Nous nous prêtâmes à la minute de mutisme imposée avec la passivité voulue, ignorant quel enjeu pouvait représenter pour nous le combat de Régis Debray dont la destinée, à l’évidence, n'avait rien de commun avec la vie rangée à laquelle le lycée nous préparait.

Malgré la supériorité indéniable que lui donnaient son parisianisme et ses brillantes introductions universitaires, Monsieur Cantet nous traitait avec simplicité, sans morgue ni sarcasmes. Ses connaissances étendues et le départ virtuose de sa carrière professionnelle, s’ils l’éloignaient de nous sans qu’il le cherchât d’ailleurs, n’affectaient pas l’intérêt qu’il nous portait avec une conscience toute pédagogique, ni la sincérité de ses réactions envers nous. Il s’exprimait sans pédantisme mais dans un registre toujours châtié qui signalait son appartenance à un milieu cultivé où les occasions de forcer sa voix se cantonnent aux discussions de café, aux controverses d’amphithéâtre ou de chambre d’étudiant. De temps en temps il s’arrêtait rêveusement dans ses explications, comme pour se reprendre ; il nous considérait l’espace de quelques secondes sans rien dire. Contemplait-il en nous les spécimens d’un âge adolescent dont l’avaient détourné ses prouesses scolaires ? Le témoignage d’une vie plus naïve, animée des élans naturels qu’il n’avait jamais ressentis qu’à travers les livres ? Nous trouvions normal qu’il s’ennuyât avec nous. Nous lui étions au moins reconnaissants de nous témoigner, à défaut d’une attention à laquelle ses fonctions ne l’obligeaient pas véritablement, une forme de gentillesse égoïste dont l’ironie, lorsqu’il la laissait poindre sous sa dignité professorale, n’était jamais mordante ni moqueuse. Il lui arrivait cependant, lorsqu’il nous interrogeait oralement, de ponctuer nos réponses d’une moue agacée, et même quelques fois de s’impatienter.

J’en donnerai un exemple. Il nous fallait, pendant cette année 1967/1968, introduire nos dissertations philosophiques par une revue des différentes applications ou manifestations du thème à développer, dite phénoménologie du sujet. Selon toute vraisemblance, cette fructueuse méthode nous venait de Paris ; en tout cas, il n’y avait plus en France, aux dires de Monsieur Cantet, un penseur ou un métaphysicien qui n’eût pas proscrit avec horreur tout autre procédé discursif. Une fois où nous avions à faire un devoir écrit sur la notion de « lieu commun », l'un de nous, pour serrer au plus près les consignes professorales, poussa le zèle jusqu’à recenser comme une acception possible du sujet, les édicules publics destinés aux besoins naturels des passants. Il s’agissait, au sens propre du terme, de lieux communs, qui se définissent comme des endroits accessibles à toutes les sortes de pratiques, répondant à une idée de service général. La vision concrète du phénomène ne fut pas du goût de notre professeur. Malgré sa justesse, cet aperçu réaliste avait manifestement froissé en lui une conception du bon ton intellectuel dont on pouvait seulement affirmer qu'elle datait d’une époque postérieure à l’humanisme rabelaisien qui ne s’embarrassait pas de nuances aussi prudes. Au moment de rendre la copie perturbatrice, Monsieur Cantet avait eu un geste découragé pour signifier au coupable que le fond d’une sorte d’inconvenance morale avait été atteint, et, sans plus en débattre, lui enjoindre d'abjurer les désordres d'un prosaïsme qui n’avait plus sa place dans les productions scolastiques de l'époque moderne.

Ces premier mois d’enseignement avaient-ils ouvert notre professeur à de nouveaux horizons nés de son déracinement à Mirmont, ou l'avaient-ils replié au contraire dans sa solitude, lorsque, sa journée de travail finie, il déambulait par la ville déserte, bientôt calfeutrée derrière ses huis et ses volets clos puis endormie, et qu’il lui manquait cet air vivifiant et sensible qu’inhale la jeunesse studieuse de Paris ? Quelle réflexion pouvait lui inspirer le spectacle de lycéens quelconques dont il avait perdu le souvenir depuis que l’instruction publique l’avait extrait de l’ornière d’une scolarité sans gloire pour l’élever jusqu’à l’empyrée des classes préparatoires parisiennes ? Ses attaches et ses sujets d’intérêt restaient évidemment fixés dans la capitale, hors de laquelle on le sentait en exil ; il faisait parfois, le temps d’une brève parenthèse, allusion à ses activités ou à ses distractions parisiennes. Il lisait les textes philosophiques qu'il commentait, dans la précieuse collection de la Pléiade... Ce faste, sans exemple à Boileau où les professeurs, quand ils puisaient dans leur bibliothèque personnelle, n’en tiraient que des livres brochés, vieillots ou publiés dans des éditions à bas prix, nous permettait d’étalonner la distance qui séparait notre chiche univers de la magie scintillante du jeune homme lancé.

(à suivre)

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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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