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5 février 2012 7 05 /02 /février /2012 21:40

 
 

Je suis reçu ce soir-là chez les Achard dont le fils, Laurent, a été comme moi lycéen à Boileau mais jamais dans les mêmes classes, même avant de prendre des voies divergentes à partir de la seconde, lui en C et moi en A. Un camarade de Laurent que je connais peu, Fourrier, lui aussi un « scientifique » issu comme nous du lycée, est de la fête, accompagné de sa grande sœur qui, elle, suit ses études en faculté de lettres avec Jeanne, la fille aînée des Achard.

Le repas, comme je le pressentais, est anémique, couronné par l’inévitable plat de petits pois qui semble, en fait de garniture, concentrer tout le savoir-faire culinaire de Madame Achard. La non moins rituelle charcuterie industrielle vendue sous cellophane - formule universelle de la gastronomie Achard - préside aux agapes : on aura compris que les Achard ne sont pas de ces impudents qui se plaisent à charger l’estomac de leurs hôtes. Au demeurant la famille Achard que je connais depuis ma onzième année me réserve un accueil bienveillant et même plutôt chaleureux. Madame Achard a le bas du visage couvert de rougeurs, d’importantes plaques d’irritation lui remontant jusqu'aux joues.

Monsieur Achard vient de se voir décerner la légion d’honneur pour ses activités d’expert comptable, commissaire aux comptes. Je l’en félicite, mais lui, après avoir écouté mes paroles avec jubilation, affecte de n’attacher aucune importance à sa décoration : – Comme il a bien dit cela ! Merci, Louis ! Puis avec une désinvolture étudiée, il me fait remarquer qu’il n’a pas encore fêté l’évènement en famille et que notre présence aux Fourrier et à moi crée une occasion toute trouvée de déboucher une bouteille de champagne.

Avant de passer à table Monsieur Achard à qui Fourrier a bien imprudemment confié son intention de lire la Bible, se lance dans un exposé exhaustif des difficultés qu’on rencontre à se jeter sans entraînement dans une aussi périlleuse entreprise. Selon lui, qui suit justement des cours de Bible depuis plusieurs années, il est nécessaire de posséder un minimum de connaissances d’hébreu et de respecter un ordre de lecture totalement différent de la composition du Livre. Pour finir il va chercher dans sa bibliothèque un ouvrage de vulgarisation indispensable à la compréhension des textes saints. (Quinze ans plus tard, Madame Achard continue d’approfondir ses connaissances exégétiques aux côtés de son mari ; elle me confiera alors avec un mélange de componction et de fierté, que l’enseignement qu’elle suit lui est dispensé par un jésuite « très avancé », adepte de « la théorie des deux Abraham »…)

Pendant le repas, Monsieur Achard formule plusieurs plaisanteries sur les décorations en général et assure que leur obtention est pure affaire de relations et de mondanités. Je lui fais observer que depuis que de Gaulle est président de la République la légion d’honneur, sous son impulsion sans doute, est moins libéralement octroyée qu’elle ne le fut du temps de ses prédécesseurs. – C’est vrai, concède Monsieur Achard que flatte mon propos. Mais il reprend dans la ligne de ce non-conformisme dont il aime à se parer : – Je vais vous choquer, Louis, mais au fond je n’attribue aucune importance aux décorations.

Je réprime un sourire : sa croix d’honneur lui procure un plaisir si vif que voilà une heure ou deux déjà qu’il tente en vain, par souci d’élégance, de nous convaincre qu’il la considère avec détachement, comme un libre penseur méprise les hochets de la considération sociale... Son opinion iconoclaste ne risque d'ailleurs pas de troubler qui que ce soit parmi ses hôtes de ce soir : aucun de ses jeunes auditeurs n’est en âge de prétendre à une décoration quelconque et, comme il est de mode en cette seconde moitié du vingtième siècle de refuser ou de piétiner les distinctions dont on vous gratifie, qui songerait à s’étonner que Monsieur Achard qui vit avec son temps suive aussi sur ce plan-là le courant général ? Je lui réponds cependant en lui citant la pensée de Vauvenargues qu’il vaut mieux encore mériter les honneurs que les mépriser et j’ajoute que s’il a mérité sa légion d’honneur il peut légitimement en être fier. Il ne trouve rien à y objecter.

Tandis que nous sirotons une liqueur douçâtre, la conversation tombe sur Le Goanvic qui a quitté le lycée Boileau pour remplir je ne sais quelles fonctions dans un institut culturel implanté dans la région mirmontoise.

 J’apprends la véritable cause de son départ. Officiellement, Govo, déçu par la désagrégation scolaire qui suivit le mouvement de mai 1968 auquel il avait un moment adhéré, avait préféré s’écarter d’un enseignement dont il réprouvait un peu tard les voies hasardeuses. (Le Goanvic prêtant sa voix doucereuse et ses manières patelines à la révolution lycéenne, lui qui, sous des dehors cajoleurs, se sentait une telle supériorité sur ses élèves qu’il l’étendait jusqu'à la sphère morale… ne doit-on pas y voir un phénomène à classer parmi les paradoxes de l’égalitarisme soixante-huitard ?...) Or ce fut à la suite d’une mésaventure très particulière que Saint Le Goanvic opéra sur le plan professionnel une reconversion qui coïncida sans doute avec l’abjuration de ses erreurs idéologiques.

Il avait organisé dans l’année qui succéda à celle de 1968, un voyage scolaire comme il avait accoutumé de le faire depuis quelques années à Boileau. Ces sorties étaient l’occasion pour les gamins de chahuter grossièrement dans le car, de se crotter à chercher des fossiles et des fers-de-lance dans les carrières de Corbeille en Ferrière et accessoirement d’assister à un ou deux spectacles à Gourmes. Cette fois là Le Goanvic dont les goûts procédaient en matière dramatique d’un éclectisme décousu mais compréhensible à qui connaît son œuvre cinématographique, avait choisi d’offrir à ses élèves le Rabelais de Jean-Louis Barrault dont le succès était retentissant. Jean-Louis Barrault venait d’accéder au rang de martyr national pour s’être fait éjecter du théâtre de l’Odéon en représailles des complaisances révolutionnaires qu’il avait affichées en mai. Replié dans une ancienne salle de boxe de la capitale, il remplissait chaque soir les gradins de son théâtre de fortune d’une foule de bourgeois qui venaient chercher au contact du grand exilé la sensation de résister courageusement à une répression de l’esprit dont ils n’avaient rien à redouter. La musique de scène spécialement composée par Michel Polnareff, alors très en vogue, et la crudité du spectacle faisaient le reste. Le seul perdant dans l’entreprise était François Rabelais dont le génie donnait lieu sur scène à une confuse et absurde mascarade où dominaient grossièreté et plaisanteries salaces dans le goût supposé de l’auteur de Pantagruel.

Grâce à sa taille de métropole régionale, Gourmes avait la capacité d’accueillir la troupe nombreuse du Rabelais-Barrault qui y donnait une série de quatre représentations, cette fois dans un gymnase habituellement ouvert à des matchs de handball. Le Goanvic, en vrai professeur de français qu’il était, n’allait pas manquer une si bonne occasion d’assottir ses élèves et surtout de dégoûter les meilleurs d’entre eux d’un des écrivains majeurs de leur pays.

 Mais au lieu d’assister bouche bée aux aventures de Gargantua, de Panurge, du juge Bridoye et des pensionnaires de l’abbaye de Thélème, illustrées avec art par la troupe de Jean-Louis Barrault, les lycéens exprimèrent bruyamment leur envie de se délasser par des lazzis, des cris et des injures à l’adresse des comédiens. Quoique le Rabelais fût un essai de spectacle total, lequel, comme on sait, requiert la participation active du public, il est probable que Le Goanvic blâma son équipe de collégiens en goguette et qu’il les sermonna pour leur conduite turbulente et la gêne occasionnée aux autres spectateurs, sinon aux artistes eux-mêmes. Les lycéens, échauffés par le comique dru et les sous-entendus lascifs du spectacle, n’allaient pas manquer de prendre leur revanche sur le pédagogue rabat-joie dont les admonestations avaient sans doute relevé encore le sel de la représentation : pendant toute la durée du retour en car entre Gourmes et Mirmont, Le Goanvic fut copieusement insulté par la génération sur laquelle avait passé le souffle libertaire du gauchisme dont lui-même avait espéré un fertile renouveau. Affront impensable à mon époque encore récente, il se vit appliquer par la horde déchaînée des qualificatifs blessants qui faisaient allusion à son inexpérience des femmes et à son incapacité de leur plaire. Sidéré, Le Goanvic, le père du style copain-copain, s’interrogea longuement pour savoir s’il devait saisir ou non le Conseil de Discipline du lycée des offenses qu’il avait endurées. Il y renonça, sans doute moins par générosité – il n’en avait guère  lorsque son amour propre était en cause – que par peur du ridicule. Il savait qu’en ébruitant l’affaire il provoquerait les commentaires sournois, voire malveillants, d’une majorité de ses collègues et mobiliserait les rieurs contre lui. Il se tut sagement ; tout porte à croire que les protagonistes de l’équipée Rabelais ne se souviennent plus à l’heure qu’il est des épithètes de « haute graisse » dont ils avaient affublé leur mentor le temps d’une course nocturne entre Gourmes et Mirmont.

À propos de Le Goanvic, Monsieur Achard avec une verdeur d’expression nouvelle chez lui (les enfants grandissent, on peut parler en adulte…) signale : – Jean-Luc, il aurait fallu le jeter dans les bras d’une pouffiasse pour le dégeler un peu !

Oui. Mais à voir son triste facies d’hydrocéphale, n'est-ce pas la fille qui eût risqué d’être transie ?

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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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