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26 février 2012 7 26 /02 /février /2012 19:02

Monsieur Lublin s’était pris, au milieu de l’année scolaire, d’un attachement paternel pour l’un de ses élèves, Boudry, le benjamin de notre classe, un garçon frêle, la physionomie fine, dont la voix n’avait pas encore mué. Boudry avait, suivant l’expression consacrée, « du mal à suivre ». Notre professeur s’était soudain mis en tête de le faire progresser et recourait pour cela au plus efficace des procédés qui consistait à multiplier les occasions de lui mettre de bonnes notes. Il s’ingéniait à découvrir des qualités insoupçonnées à son protégé et lui faisait régulièrement la promesse de le soutenir au prochain Conseil de classe « parce que vous faites des efforts et que vous méritez d’être encouragé, Boudry ». Autrement dit, il avait un faible pour notre jeune camarade et ne se privait pas de l’interpeller comme on s’adresse à un enfant, pour s’octroyer un moment de détente à l’entendre parler. Il l’interrogea une fois sur la contenance des navires de je ne sais plus quelle flotte napoléonienne en le blaguant avec bienveillance et en lui posant des questions embarrassantes dont lui-même ne savait pas la réponse.

– À votre avis, Boudry, l’équipage d’une frégate se composait de combien d’hommes ? Quel nombre de nœuds le bâtiment filait-il en moyenne à l’heure ? Combien de pièces d’artillerie comportait un vaisseau-amiral ?

L’objet de cet interrogatoire décontracté était, on s’en doute, totalement étranger à la matière qui faisait la leçon du jour. Monsieur Lublin observait avec aménité Boudry qui se défendait comme il pouvait, debout sur l’estrade, dans la posture du condamné. De temps en temps notre professeur recouvrait son sérieux pour exiger de nous : « un peu de silence, voyons ! » Le manège se poursuivit pendant la durée d’un quart d’heure ; puis Lublin, mis en joie par l’embarras de sa victime, récompensa celle-ci par l’octroi d’un dix-sept sur vingt dont on pouvait se demander à quoi il correspondait au juste.

Une autre fois, au début d’un cours, il remarqua Boudry qui pénétrait dans la salle de classe avec un air rembruni. Il s’enquit auprès de lui de la cause de sa tristesse.

– On m’a pris ma pochette, Monsieur ! répondit le chouchou en reniflant. Il portait en effet depuis peu de temps cet accessoire vestimentaire, violemment bariolé et harmonisé avec une cravate du même acabit. Son dandysme précoce avait fourni une cible facile à la plaisanterie qui l’avait si fort chagriné. Lublin prit la situation en mains avec l’autorité dont il aimait à faire montre dans des circonstances futiles.

  Allons ! Qui a pris la pochette de Boudry ?

Le coupable se dénonça sans trop se faire prier. C’était Nunez, un grand diable qui portait un faciès de beau ténébreux monté sur un cou interminable ; la régularité des traits en moins, il rappelait le type du portoricain campé par Chakiris dans West Side Story. C’était un bon camarade qui nous en imposait dans une certaine mesure car nous le soupçonnions d’avoir une vie plus mûre et plus aventureuse que la nôtre. Il était d’ailleurs mystérieux sur cet article réservé de sa personnalité. Mais la rumeur voulait qu’il fréquentât les bals du samedi soir et qu’il eût déjà l’expérience et la liberté d’initiative d’un homme indépendant ; il laissait filtrer quelques bribes de sa connaissance du monde au hasard de ses conversations avec nous, dans lesquelles il manifestait une supériorité que nous n’aurions pas songé à lui disputer. Aimant la plaisanterie et sachant d’ailleurs la manier, il avait le don, peu partagé à l’âge que nous avions, de garder son sérieux en toute circonstance.

– C’est vous Nunez ? Vous pouvez être fier de vous ! Rendez immédiatement sa pochette à Boudry, voyons ! Vous n’avez rien de mieux à faire que de dérober les affaires de vos camarades ?

Monsieur Lublin réprouvait vivement ces mauvaises manières et nous le fit comprendre en quelques mots bien sentis ; et, non sans malmener à l’occasion les principes fondateurs du communisme babouviste qui lui tenaient pourtant tant à cœur, il conclut à l’adresse du fautif : « Il serait temps, Nunez, qu’à votre âge vous ayez le sens de la propriété individuelle ! »

Monsieur Lublin, comme un professeur d’histoire consciencieux qu’il ambitionnait d’être, et conformément au programme de notre niveau d’étude, consacra quelques heures de son enseignement à nous donner un aperçu de la civilisation française au XIXe siècle ; il y déployait des intuitions si fulgurantes que, sans risquer de me méprendre ni de les dénaturer, je suis encore capable aujourd’hui d’évoquer quelques unes d’entre elles.

Je me souviens ainsi d’une confrontation quasi-biblique entre David et Goya… Le grand peintre espagnol sortait vainqueur de cette joute, servi par la puissance suggestive de son art et par la noirceur de son réalisme. David, en retour, nous était présenté comme un mannequin académique, drapé dans les plis d’un péplum amidonné. Ne s’était-il pas commis avec le tyran [Napoléon] après avoir célébré la Révolution française ? N’avait-il pas dessiné le costume criard du premier consul ? Malgré tout, un délicat portrait de femme au visage parfaitement ovale trouvait grâce aux yeux du redoutable critique. Il nous en montra la reproduction depuis son bureau ; des sifflements et des clameurs élogieuses fusèrent depuis nos bancs. Outragé dans son respect des arts plastiques, Monsieur Lublin menaça d’arrêter là ses explications si nous ne nous décidions pas à nous conduire autrement que « comme des enfants ».

Le deuxième assaut opposait Delacroix à Ingres. Cette offensive, pour des raisons analogues à celles qui avaient valu à Goya de l’emporter sur David, se soldait de façon prévisible à l’avantage de l’auteur de La Mort de Sardanapale. Ingres, étranger aux contorsions révolutionnaires de Delacroix, n’était, dans l’échelle des critériums de Monsieur Lublin, qu’un tenant attardé du classicisme.

Nous eûmes droit, en littérature, à quelques mots élogieux sur Balzac. Ah, Balzac !... lisez-le, c’est tout un univers ! La Comédie humaine... C’est le plus grand romancier du XIXe siècle.

Nous ne devions pas en apprendre beaucoup plus sur ce chapitre. Lublin fut cependant ébahi par le peu de belles lettres qui composait notre bagage.

– Quand j’étais en troisième, en seconde, je me souviens : nous avions lu tout Molière, tout Racine, tout Corneille. Il y avait Proust aussi… Proust ! Ce sont des choses qu’il faut connaître. Et moi, je n’étais pas comme vous dans une section littéraire !

(à suivre)

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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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