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6 novembre 2011 7 06 /11 /novembre /2011 19:45

La vision très particulière que Monsieur Duroi avait de son métier ne s’arrêtait pas à cette économie du moindre effort. Sans que la matière de ses cours fût à proprement parler politisée, il était sensible à ce que quelqu’un partageât ses opinions et le lui dît. Introduire un « général de Gaulle » au milieu d’une réponse orale, même sur un sujet éloigné des faits et gestes du grand homme, c’était pour un temps s’attirer la bienveillance du correcteur.

En première, Fontaine, l’un de nos condisciples, bénéficia pendant toute la durée de l’année scolaire de la tournure d’esprit militante de notre professeur.

Fontaine était un élève d’une sagesse exemplaire, capable de se tenir droit une heure entière sans bouger d’un millimètre, les deux avant-bras sur la table, l’œil attentif, touchant de bonne volonté. Quand il riait, si ce n’était pas à l’occasion de quelque saillie professorale, sa bouche s’élargissait, silencieuse, tandis qu’il luttait par un raidissement de tout l’être contre l’hilarité qui le gagnait. Celle-ci, s’il ne parvenait pas à la réfréner, éclatait avec un temps de retard dans un gloussement étouffé. Fontaine qui était un garçon gentil, un peu timide et sans doute plus jeune que la moyenne d’entre nous, avait le défaut, lorsqu’il écrivait, de replier le bras gauche autour de sa copie pour empêcher son voisin de table de copier sur lui. Il faut dire à sa décharge que lui-même n’aurait jamais cherché à obtenir de son voisin un quelconque renseignement pendant une interrogation écrite, non qu’il fût trop bon élève pour souhaiter une aide extérieure, mais par un scrupule d’honnêteté qui lui interdisait de sacrifier à une pratique amicale largement répandue.

Beauvallet qui se targuait d’être expert en la matière, était fier d’avoir, à force de patience, réussi à vaincre les précautions de ce camarade trop discipliné dont il était parvenu, par je ne sais quel prodige, à surprendre le travail en cours de gestation afin d’y puiser la source d’une inspiration renouvelée. Il avait en revanche renoncé à le dissiper pendant les cours de français de Monsieur Henri.

Fontaine, pour ne rien cacher de sa personnalité, était studieux plutôt qu’intelligent ; en terme de classement, il évoluait dans la première moitié de la classe, sans attirer autrement l’attention sur lui. Mais aux yeux de Monsieur Duroi il avait la qualité remarquable d’être le rejeton d’un père dévoué à la cause du gaullisme, connu de notre professeur d’anglais qui l'avait côtoyé dans des réunions syndicales ou politiques où une même foi partisane les avait réunis. Fontaine, le fils, ne cachait d’ailleurs pas, à qui voulait bien s’intéresser à son cas, une fervente admiration pour le de Gaulle homme d’Etat, calquée fidèlement sur les convictions paternelles. Peu doué pour les langues étrangères, ce garçon fit cette année-là des progrès constants en anglais, jusqu’à se retrouver en fin d’année parmi les tout premiers au classement général. Mais grande fut notre surprise lorsque le jour de la distribution des prix – j’y reviendrai plus tard – nous entendîmes décerner à notre camarade un Prix spécial « destiné à récompenser le meilleur élève en anglais pour la classe de première », institué pour la circonstance par Monsieur Duroi qui avait décidé d’en attribuer la primeur au discret Fontaine. Non seulement il était de notoriété lycéenne que le niveau des classes scientifiques l’emportait sur celui des sections littéraires dont nous étions, y compris pour les langues, mais encore l’heureux récipiendaire de cette distinction inattendue n’avait même pas le titre de gloire d’avoir décroché le premier prix d’anglais dans sa propre classe. Il était donc légitime de s’interroger sur les mérites secrets qui lui avaient valu une pareille élévation. Surpris lui-même et passablement gêné, le meilleur élève s’en fut recevoir sur l’estrade, des mains du fondateur du prix, sa récompense qui consistait en une édition modestement reliée du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Là encore les rapports avec la langue de Shakespeare n’étaient pas très évidents.

Tel se présentait en ses œuvres vives, Monsieur Duroi chez qui la fainéantise et une sorte d’incapacité affairée s’alliaient à une réelle efficience sitôt qu’il s’agissait de saisir et de faire fructifier ses intérêts. Cette capacité de donner le change et de capter l’estime de ses supérieurs par des procédés grossiers, qui n’abusaient qu’eux, l’entourait de la détestation cordiale et sans doute jalouse de l’ensemble de ses pairs moins heureux dans le choix des objectifs ou des moyens : nos autres professeurs, d’une manière générale, affectaient une distance cassante ou ironique si nous leur parlions de telle initiative ou de tel vœu de leur collègue angliciste qui passait couramment à leurs yeux pour un parangon de la fossilisation réactionnaire lâché dans la nouvelle Béthanie du progressisme éclairé qu’aurait été sans lui la salle des professeurs du lycée Boileau.

La dernière image que je conserve de Duroi, je la dois au mouvement anti-contestataire qui se répandit vers la fin du mois de juin 1968 dans les rues de Mirmont et lança ses troupes par toute la ville en deux défilés successifs improvisés à un jour d’intervalle. Je me mêlai au second ; les slogans de rigueur en pareil cas fusaient de toutes parts : « Geismar dehors », « Pierre Lauche au poteau » scandé devant les locaux des Nouvelles Mirmontoises qui donnaient sur la place Nationale, et bien d’autres invectives reprises du même cœur. Je dois à la vérité de dire que l’enthousiasme avec lequel j’entendais réclamer la tête dudit Pierre Lauche ne m’empêchait nullement d’ignorer qui il était. J’ai su plus tard que cette haute figure de la vie publique mirmontoise était le rédacteur en chef du journal local qui ne faisait pas mystère de ses opinions socialistes. Un peu plus loin le cortège entonnait la Marseillaise après avoir contourné le rond point devant la permanence du parti communiste. Quelques travailleurs cégétistes, étoufffant d’une rage impuissante, s’agrippaient aux grilles du jardinet attenant au bâtiment de leur permanence, comme les derniers spécimens d’une espèce disparue parqués dans une réserve naturaliste.

(à suivre)

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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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