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31 mars 2013 7 31 /03 /mars /2013 09:15

 

J’ai fréquenté l’an dernier la Maison de la culture de Mirmont où Madame Jean donnait le vendredi après-midi ses conférences sur la peinture et les arts plastiques. Si la séance inaugurale de ce cycle de causeries portait sur l’œuvre de Georges de la Tour, les rendez-vous suivants traitaient tous du surréalisme pictural. Je me rendis aux deux premières journées consacrées aux précurseurs du mouvement : Gustave Moreau et Odilon Redon. Retenu ensuite par les cours de la Faculté de droit et découragé aussi par les manières de l’oratrice, qui m’agaçaient, j’arrêtais là mon initiation à la peinture des grands visionnaires.

Sous ses allures dégagées, Madame Jean était toute pétrie d'esprit scolaire : la méthode qui l'imprégnait et ne devait probablement rien à son invention personnelle, lui faisait aborder les œuvres de maître dans l’optique d’une phénoménologie axée sur la classification des genres, la hiérarchie des progrès en art et la typologie des créateurs plutôt que sur le sentiment de leur génie. Il semblait, à l’entendre, que donner au travers de la forme, d'un sujet et de son mode d'exécution, le rang d’une œuvre en la rattachant à une catégorie plus générale, et redresser en même temps les erreurs des critiques du passé, privés des techniques d’investigation et du critérium psychanalytique dont les chercheurs disposent aujourd’hui, représentaient pour elle l'unique objectif d'une connaissance érudite de l’art. À ce titre un Georges de la Tour était nécessairement « cubique » ; Gustave Moreau et Odilon Redon, des surréalistes d’intuition, avec derrière eux la somme caractérologique que requiert toute création issue des profondeurs. Madame Jean était de cette génération qui, à l’audition du nom d’Elie Faure, enfoui dans l'enfer des bibliothèques parce que dépassé, affirmait comme une évidence qu’il fallait maintenant lire René Huyghe et personne d’autre…

L’angle freudien sous lequel la conférencière considérait l’art pictural – et ce fut là l’un des motifs de ma désertion – expliquait la fidélité de son auditoire, l’attention dont il la couvait, pour ne pas dire la soumission qu’il lui vouait. Il faut savoir, et cet élément a son importance, que le public de Madame Jean était presque exclusivement féminin… À part un très jeune homme, un vieux monsieur et un étudiant venu accompagner une amie de son âge, je n’y vis pas le moindre représentant du sexe masculin. Encore dois-je préciser que les mâles dont je remarquai la présence insolite dans l’assistance n’étaient que d’épisodiques participants, fourvoyés dans cette serre chaude de la féminité pour des raisons de circonstance qui n’avaient certainement que très peu à voir avec un choix délibéré.

Le reste du public se composait d’une soixantaine de femmes, parmi lesquelles des étudiantes, des enseignantes sans doute, des jeunes filles venues se cultiver sans arrière-pensée utilitaire, accompagnées parfois de leur mère, des bourgeoises oisives, mûres, voire au-delà, qui formaient la phalange avancée de ce vibrionnant aréopage. Toutes étaient des habituées des cours de Madame Jean ; beaucoup se connaissaient. Aussi avant que la séance commençât, les bavardages allaient bon train dans un bruit de volière caquetante d’où fusaient des rires aigus et complices.

Quand Madame Jean apparaissait sur la scène, le silence se rétablissait de lui-même. Celle-ci (et à dire vrai c’est le seul aspect de sa personne qui méritât d’être noté tant sa conception de l’Art était encombrée de lieux communs livresques et de stéréotypes psychopathologiques) jouissait sur son public femelle d’un ascendant secret qui ne dérivait pas uniquement de l’admiration intellectuelle qu’elle était censée susciter ; il passait entre elle et la salle une sorte de courant physique, si je puis oser cette image, qui provenait d’abord de sa tournure virile : forte charpente, cheveu court, absence d’apprêt dans le vêtement, voix puissante et grave ; et aussi du ton raboteux dont elle s’adressait à son public. Elle doublait son allure mal équarrie d’un parler bourru qui la faisait aimer et craindre. Elle n’hésitait pas, pour la plus grande joie de ces dames ravies de renouer avec le bon temps où enfant elles essuyaient gronderies et réprimandes de leur maîtresse de classe, à leur faire de sèches observations, notamment aux retardataires qui s’exposaient avec délices à ses foudres, et aussi à la salle entière quand personne n’osait aller éteindre ou allumer la lumière avant ou après ses projections de diapositives.

Comme on pouvait s’en rendre compte en prêtant l’oreille aux propos que le public échangeait dans l’attente de la conférencière, les fidèles de Madame Jean ignoraient à peu près tout des rudiments de l’art et n’étaient sans doute pas près d’y connaître grand chose. Seuls, la personnalité de l’oratrice et le charme puissant qu’elle exerçait sur son auditoire les conduisaient à se frotter de culture. Madame Jean ne manquait pas d’un sel involontaire lorsqu’elle leur intimait de lire Rimbaud si elles ne voulaient pas se couper à l'avenir de leurs enfants. Sans doute les cas de rimbaldisme précoce se multipliaient-ils à Mirmont, et sévissaient-ils spécialement au sein de la petite et moyenne bourgeoisie de la ville où se recrutait le gynécée de Madame Jean, dont les rejetons, c'est connu, dévorent les Illuminations et autres Saison en Enfer comme un électuaire habituel à leurs inquiétudes…

L’ensorcèlement que Madame Jean vaporisait sur ses admiratrices reposait sur le lyrisme avec lequel elle parlait – et elle ne s’en privait pas ! – de la Femme. Ses exposés pour l’essentiel se passaient en envolées sur le beau sexe, en vibrantes descriptions de la féminité : aussi bien vestale, que pythonisse, que nymphe... La grâce d'une dryade, le dessin des hanches de telle jeune vierge, l’expression radieuse de la maternité lui arrachait des commentaires extasiés ; elle épanchait d'inépuisables dithyrambes sur le mystère du sphinx, l’Eternel Féminin, évanescent et brumeux s'il venait du Nord ou rayonnant et charnel lorsqu'il s'était incarné au Sud. Cette glorification passionnée de l’Eve transcendante, de la Venus idéale allait droit au cœur des femmes qui se sentaient reconnaissantes de ce culte absolu voué à la sensibilité et à la délicatesse de leur nature où chacune croyait s’entendre louer en particulier. L’admiration émue que Madame Jean professait à l’égard de son sexe ne se limitait pas à exalter la femme ; elle ne se privait pas de prendre à partie la masculinité, la virilité bestiale, la rusticité mâle aux formes balourdes et goujates, qui persistent comme un péché originel à déshonorer les représentants de ce genre grossier et déclassé que sont les hommes.

Convaincu de la vilénie de ma complexion masculine je renonçai à m’immerger dans un bataillon d’amazones avides d’un hommage exclusif rendu à la splendeur de leur corps sublime ; et, abjurant le culte hebdomadaire d’Antinéa, d’Elle-qui-doit-être-obéie auquel je n'avais aucune chance d'être un jour initié, je quittai obscurément la salle Léo Lagrange où personne n’avait d'ailleurs jamais remarqué ma présence.

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commentaires

H
Belle description pour un beau specimen !
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N
Encore un portrait superbe, plein de verve savoureuse et néanmoins discrète !
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Présentation

  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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