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7 août 2013 3 07 /08 /août /2013 15:15

Le père Cottret était tellement poursuivi par les représentations de la luxure qu’il les évoquait le plus souvent dans un langage abrupt, pour ne pas dire brutal. S’il évitait l’argot le plus ordurier, il y mettait néanmoins si peu de formes qu’il avait été obligé, l'année précédente, de quitter l’institution Sainte Marthe de Mirmont dont il avait scandalisé la population féminine. Les collégiennes de cet établissement, effarouchées par la franchise de son vocabulaire et par la netteté de ses visions, s’étaient plaintes auprès de leurs parents et avaient réussi à le faire flanquer à la porte. On peut supposer qu’un public de filles dont certaines étaient déjà adolescentes, avait tout pour exaspérer les paroles de l’abbé Cottret et le rendre d’autant plus incisif : il fit tant et si bien qu’il s’attira l’étiquette sans doute exagérée de « corrupteur de la jeunesse ».

Je demeure persuadé qu’au secret de lui-même, cette appellation le flattait car il ne se privait pas de raconter sa mésaventure qui, dans un certain sens, attestait la vigueur, sinon l’efficacité, de sa pédagogie (comme on dit d’une création intellectuelle qu’on ne peut y rester insensible : ou on aime ou on déteste !) La réputation sulfureuse dont il se parait si volontiers, lui reconnaissait comme un lien lointain avec cette île Cythéréenne à laquelle il lui était impossible d’accoster. Le renom d’incitateur à la débauche que la pudique maison Sainte Marthe lui avait décerné, lui conférait un droit à ces terres du dévergondage qui aimantaient sur elles tous les fluides de  son imagination. Son attitude provocante, il la justifiait auprès de nous en arguant de son mépris des formules hypocrites, et de la nécessité de débusquer de front les tentations de la chair. Son esprit était si naturellement tourné vers ces sujets qu’étant un jour tombé par hasard sur un quatrain obscène composé par un de nos camarades dans le registre scatologique qui correspondait à notre jeune âge, il lui attribua une signification libidineuse que son auteur aurait été bien incapable de concevoir, et fit grand bruit pour s’offusquer de cette « saleté » avec une grimace horrifiée dont aucun de nous ne comprit la raison. Une autre fois, il reçut pour un entretien particulier deux de nos camarades, Duval et Gamblin, qui avaient demandé à le voir en privé pour lui soumettre des cas de conscience imaginaires. Les dilemmes auxquels les intéressés se prétendaient confrontés, s’ils n’avaient été inventés pour les besoins de la cause, auraient révélé de leur part une vie affective bizarrement aventureuse pour des lycéens menant la vie uniforme des populations sédentaires de Boileau. Le père Cottret leur prodigua quelques conseils judicieux après avoir écouté leur confession avec indulgence. Sur quoi, quand il les croisait ensuite dans le lycée, il leur faisait un grand signe de la main en les honorant d’une complicité réjouie et en claironnant à leur adresse un roboratif : « Bonjour, jeunesse ! »

C’était au fond un homme bon ; il devait être assez malheureux des mouvements antinomiques qui se disputaient sa nature, mais avait le mérite, peu fréquent après tout, de ne s’en prendre à nul autre qu’à soi.

L’abbé Galipeau n’avait pas à affronter les mêmes difficultés. Il partageait le service de l’aumônerie du lycée avec le père Cottret, sans exprimer de tourment intérieur, en s’appuyant tout bonnement sur les fiches imprimées qui traitaient à notre intention du Sens chrétien du corps. Il ne semblait pas que cette question se posât à lui autrement qu’en termes abstraits, pour les besoins de son enseignement. Quelques données banales de psychologie féminine – les filles attachent plus d’importance que les garçons à la célébration des fêtes et des anniversaires et quand elles font des cadeaux, elles les choisissent non pas en fonction de leurs préférences propres mais pour satisfaire les goûts de celui à qui elles les offrent –, quelques consignes pratiques pour la mise au point d’un programme matrimonial axé sur la prière et l’échange, voilà ce qu’il nous en est resté… Nous avions surtout compris que nos parents n’avaient pas eu de chance d’avoir des fils alors que des filles, ornées d’une fibre humaine qui nous manquait, les eussent véritablement comblés. Malgré les rudiments de caractérologie dont notre catéchisme faisait bon usage, le divorce et les déchirements familiaux qui marquèrent ensuite l’ensemble de notre génération, prouvèrent à leur manière que nous avions eu quelque raison de nous méfier de la compétence des prêtres pour régler dans ses manifestations quotidiennes l’entente de nos futurs ménages.

Malgré le peu de sympathie que l’abbé Galipeau nous inspirait, nous étions quelques fidèles à suivre toujours ses cours d’instruction religieuse en première ; mais au dernier trimestre de l’année scolaire un incident, anodin en apparence, mit le feu aux poudres : notre aumônier, poussé dans ses derniers retranchements, avait déclaré dans le feu d’une discussion qui nous opposait à lui que, devant Dieu, de Gaulle et Hitler, pour avoir chacun provoqué des morts injustes, étaient aussi coupables l’un que l’autre. (C’était la grande époque des controverses catholiques sur la peine de mort.) Peut-être le Créateur, au moment du jugement dernier, formulera-t-il une sentence plus nuancée que ne le prévoyait notre aumônier. Peut-être départagera-t-il les deux hommes historiques que l’abbé Galipeau, aiguillonné par le démon de la dispute, croyait devoir renvoyer dos à dos… Au vrai, personne ne peut savoir quel verdict le Bon Dieu, révulsé par la peine de mort, pourrait être amené à prononcer dans un cas de ce genre… Mais le constat d’une culpabilité partagée par moitié entre le führer et le héros du 18 juin, n’était pas du goût de nos camarades gaullistes qui s’offusquèrent de voir diffamer leur grand homme, et, médusés, attendirent le cours suivant avant de faire officiellement un éclat.

(à suivre)

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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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