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18 décembre 2011 7 18 /12 /décembre /2011 19:39

J’ai gardé le souvenir d’un garçon qui était mon condisciple en dixième et en neuvième à l’école Saint Joseph où il raflait tous les prix et que je rencontrai à nouveau au lycée Boileau bien des années plus tard. Il se nommait Alain Pruvost. Il était resté bon élève, sans toutefois avoir conservé cette supériorité lumineuse qui faisait sa gloire dans les petites classes. En plus à cette époque, surmonté d’une belle mèche blonde, il ressemblait au héros de Sylvain et Sylvette avec lequel je le confondais vaguement, ce qui redoublait son prestige à mes yeux. Comme notre maîtresse d’école s’extasiait parfois devant nous sur les joies que son frère aîné et lui, aussi bons élèves l’un que l’autre, devaient procurer à leurs parents en leur rapportant des carnets de notes si brillants, j’en étais venu à lui attribuer, sans ressentir autrement de sympathie pour lui, une espèce de primauté spirituelle assimilable à l’amorce d’une perfection qui l’aurait essentiellement distingué du reste de ses camarades, imparfaits et faillibles. Or quand je le retrouvai à Boileau ses épaules s’étaient arrondies, son allure était devenue commune. Il parlait avec des inflexions de voix un peu traînantes, plaquées sur des propos banals que pimentait l’humour rebattu d’un collégien sans invention. S’y ajoutaient quelques remarques sentencieuses en guise d’idées générales. Il ne restait plus de lui qu'un adolescent balourd qui avait rudement conquis la place du gamin gracieux et éveillé qu’il avait été quelques années plus tôt.

À la distribution des prix qui clôtura notre année de quatrième, je remarquai un camarade, Brassière, habillé avec un mauvais goût si affiché que j’en fus gêné pour lui. Je ne lui connaissais jusque là que les pull-overs, polos, blousons et duffle-coats que nous portions d’habitude, avec lesquels il nous était difficile de verser dans une élégance tapageuse. (J’excepte de cette sobriété vestimentaire le chapeau tyrolien en feutre vert qui fit fureur pendant l’année 1962 et dont la mode après une saison s’évanouit aussi vite qu’elle était venue.) Pour la circonstance, Brassière s’était mis en frais d’un costume bleu marine, rehaussé d’un gilet rouge et d’une cravate bleue à pois jaunes qu’il arborait avec la fierté d’un chic sans rival. Lui, faisait partie de ces garçons travailleurs comme il en existe souvent trois ou quatre par classe, qui talonnent le prix d’excellence sans se hisser tout à fait à son niveau mais méritent en fin d’année les ovations du corps professoral pour leur assiduité et leur constance. Il me sembla, à la vue de notre camarade pareillement accoutré, qu’en dépit de mes résultats scolaires, bien peu remarquables comparés aux siens, je n’avais guère de raisons de l’envier : au moins possédai-je une juste idée de ma personne qui la protégeait du port d’un habillement bariolé et clownesque dont ma jeune dignité aurait souffert. Ce garçon n’avait attendu que sa quinzième année pour laisser éclore dans le domaine du goût une absence d’éducation que le lycée, quoiqu’il prétendît nous instruire en toute matière, était bien impuissant à conjurer… L’ère égalitaire prenait fin : nous avions treize ou quatorze ans ; les amarres rompaient déjà tandis que notre enfance s’effaçait. Tout bien pesé, cette distribution de prix, au lieu de m’inculquer le respect du labeur modeste dont le lycée nous vantait les perspectives fructueuses, m’avait convaincu de l’intérêt très relatif du savoir scolaire et des limites de son rayonnement. Je saisissais que l’enseignement qui nous était prodigué, si consciencieux que fussent nos professeurs, ne pouvait que renforcer dans le meilleur des cas le développement spontané d’une nature distinguée mais certainement pas pallier l’action défaillante du cercle familial sur une nature fruste, laissée à son seul gouvernement. En a parte, je procédais à une redistribution des prix, plus véridique sinon plus équitable dans l'absolu.

En 1967, le proviseur du lycée Boileau décida de faire reluire les distinctions scolaires distribuées par son établissement, en réunissant pour une fois l’ensemble des élèves destinés à recevoir des livres de prix dans le vieux théâtre de Mirmont, place Aristide, dont les dimensions étaient assez vastes pour contenir cette nombreuse sélection. Les enseignants dont certains avaient revêtu la toge, trônaient sur la scène ; ils étaient assis derrière les autorités de la ville, parmi lesquelles le procureur général Sylvain Gros se signala par une allocution de la meilleure veine soporifique qui avait au moins la qualité de respecter la tradition du genre. J’aurais voulu me dispenser d’assister à mon triomphe, limité en l’occurrence à la récolte indigente d’une année de quasi-pénurie, mais mes parents avaient insisté pour que je participe à ces solennités par loyalisme envers l’institution lycéenne qui travaillait à ma réussite future. Je dus pour un malheureux deuxième prix de français et un médiocre accessit d’histoire, supporter quelque trois heures de fournaise dans un fauteuil en bois qui branlait, à voir l’interminable défilé des gloires précoces de Boileau. Des sixièmes aux classes supérieures en passant par tous les degrés intermédiaires de l’échelle scolaire… Les surveillants, au micro, se relayaient pour psalmodier sans conviction la mercuriale du palmarès. Dehors le soleil invitait à de plus joyeux divertissements, mais nous ne devions en avoir cure.

Perchés sur leurs tréteaux, inoccupés, enseignants et invités de marque offraient à nos regards désœuvrés leurs physionomies de bêtes curieuses, figées dans une immobilité de momies chinoises.

Je m’étais muni pour tuer le temps d’une biographie de Rossini que je ne pus lire longtemps, distrait par les harangues, le brouhaha et l’incommodité de mon siège. Un ennui pesant planait sur tous, excepté sur les héros du jour qui se comptaient à trois ou quatre par classe. Les autres lauréats, regroupés en un peloton anonyme, abondant et obscur, se montraient plus sensibles à la macération de leur postérieur qu’à l'émulation qu'auraient dû exciter en eux les félicitations et les applaudissements réservés aux meilleurs.

(à suivre)

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commentaires

J
Excellent article, avec une belle portée, bravo !
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  • : Du lycée et d'ailleurs
  • : Les articles de ce blog sont tirés des carnets d’un jeune étudiant ; celui-ci, ancien élève du lycée Boileau de Mirmont, consigna entre 1969 et 1975, pendant la durée de ses études de droit, ses souvenirs scolaires, enrichis d’observations complémentaires sur le milieu universitaire qu’il côtoyait alors. Ces textes ont été corrigés dans la mesure où leur bonne intelligence l’exigeait, et parfois enrichis de précisions relatives à des évènements survenus ultérieurement.
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